Mes plus jeunes lecteurs auront du mal à s’imaginer. Un monde, où presque aucun adulte n’avait vu de film pornographique, où l’évocation de quelques scènes de nu aurait gêné la plupart des auditeurs, où la télévision était « safe », et la débauche réservée à quelques milieux partouzards et bourgeois. Personne, excepté les plus réactionnaires, n’aurait pu imaginer ce qui allait suivre. Le surclassement en masse de l’érotisme par la pornographie, puis sa banalisation, et enfin sa diffusion généralisée dans des versions les plus violentes et perverses qui soient. Tout cela pour faire du fric en jouant sur le voyeurisme d’adolescents et appeler cela « libération sexuelle ».
Contrairement à ce qui est dit par les critiques, ce n’est pas le film « Les valseuses » qui a ouvert cette époque. « Les valseuses » est un film d’auteur, qui ne peut pas se comprendre comme pornographique même s’il utilise la pornographie à des fins de démonstration. Je crois qu’un spectateur peut avoir du recul sur un film comme « Les Valseuses » et que ce film pourra le faire réfléchir quand bien même ce serait par dégoût, tandis qu’en matière de pornographie, c’est un peu l’inverse. Des images séduisantes défilent mais finissent par salir l’âme. La pornographie fait sombrer dans la facilité, mais pas un film comme « Les Valseuses » qui rebute, remet en question, attaque le spectateur de manière violente, encore aujourd’hui. Pour revenir à notre sujet, je crois donc que c’est le film « Emmanuelle » qui fut la pierre d’achoppement du passage de notre société à tout ce qu’elle a de plus vulgaire et laxiste aujourd’hui. Cependant, il faut bien comprendre qu’à l’époque, ce film n’était pas du tout ressenti comme tel. Et d’ailleurs, il n’en avait pas les formes. Un film d’une naïveté incroyable nous dirions aujourd’hui, faible au niveau du scénario, du montage, de la réalisation, du jeu des acteurs. Et pourtant, les Français le plébiscitèrent. Ils avaient envie d’explorer une nouvelle façon de vivre en couple de manière bourgeoise libérale et « Emmanuelle » leur permit d’assumer cette curiosité.
Laurent Delahousse vient de faire un bon documentaire sur le sujet « Emmanuelle, les dessous du scandale » (Un jour, un destin). Au-delà du titre racoleur, on peut y découvrir combien cette épopée cinématographique fut emprunte d’ironie, comme souvent la vie aime à l’être quand elle se joue des pauvres humains que nous sommes qui tentent de conjuguer désirs de réussite et vie intérieure.
La vie brûlée de Sylvia Kristel.
Celle qui a bouleversé la France, Sylvia Kristel, ne parlait pas un bon français et a été doublée après le tournage. Elle fut choisie parce que toutes les vraies actrices avaient refusé la proposition avant elle, les agents de ces actrices « officielles », raccrochant même au nez des producteurs qui essayaient de les recruter. Il leur fallut donc aller chercher une top modèle qui ne connaissait rien au jeu d’acteur mais qui avait tout de même le physique de l’emploi.
Gênée par le scénario, incapable de jouer des scènes de sexe, ou de parler correctement, Sylvia Kristel aurait dû se révéler être le fossoyeur de ce film. Mais elle avait une idée fixe en tête depuis le début de sa toute jeune carrière : devenir célèbre. Cette conviction ainsi que de nombreux concours de circonstance la portèrent au-delà de cette épreuve. Pourtant, elle faillit abandonner plusieurs fois. Incapable de monter à cheval pour les nécessités du film, elle fut remplacée par un membre de l’équipe de tournage. Plus grave encore, quand elle tourna la scène du viol, prise de panique au souvenir de sévices sexuels subis plus jeune, elle dut s’arrêter de jouer durant plusieurs jours afin de pouvoir reprendre contenance. Pour devenir célèbre, il lui fallut donc revivre ce qu’elle avait connu de pire dans sa vie.
La réussite même ne suffit pas à panser ses blessures. Ayant eu une veine incroyable pour son premier film, elle ne misa par la suite que sur des navets qui ne l’extrayèrent jamais de sa condition. Gérant mal son argent, elle dilapida le peu qu’elle avait accumulé aux USA, fréquentant des milieux si peu honorables que le documentaire de M Delahouse n’a même pas voulu en parler. Rincée, droguée, elle revint dans son pays natal aux Pays-Bas où elle a fini sa vie en peignant des œuvres qui se vendaient mal dans un deux pièces insalubre. Elle est morte d’un cancer le 17/10/2012 à Amsterdam.
Désirant être reconnue par tous les moyens comme pour plaire à son père qui avait quitté sa mère pour une pute, Sylvia Kristel s’est brûlée les ailes en se prostituant elle-même. La petite fille révoltée par la trahison de son père préfigure en cela toutes les jeunes filles des télé-réalités d’aujourd’hui dont le parcours suit souvent l’exact tracé de celui de Sylvia Krystel. Ces papillons de nuit s’approchent des feux de la rampe jusqu’à finir prisonniers d’une maison devenue trop grande pour elles quand la lumière s’éteint. Les papillons de nuit croient pouvoir reconquérir le cœur des pères rageurs et ressouder le lien familial brisé. Mais seule leur vie leur appartient. Puisse tous les papillons de nuit s’en apercevoir quand il est encore temps.
Un film d’amateurs, bâclé et sauvé de justesse du naufrage..
Ce film qui allait devenir un des succès les plus importants de 1974, fut tourné par une bande de pieds nickelés qui filmèrent sans autorisation dans la société traditionnelle thaïlandaise, furent de ce fait arrêtés, et perdirent des bandes en chemin. Le roi de Thaïlande les sauva du désastre complet en autorisant qu’un film de petite vertu ait été tourné sur ses terres. L’actrice principale était une amateur, l’équipe de tournage était issue du milieu publicitaire, le producteur animé par la cupidité en était à ses débuts, ce dernier n’avait pas énormément d’argent et il commença à faire de l’huile en voyant le résultat de premières prises qui étaient catastrophiques. Pendant que l’équipe faisait la fête en Thaïlande, il envoya des ordres pour recadrer tout le monde. L’acteur Alain Cuny, seule star à l’affiche, qui devait servir de caution morale et intellectuelle à ce qui était considéré pour l’époque comme de la pornographie, se désengagea du film quand il comprit que sa carrière était menacée. Tenu par contrat, il ne put quitter le navire. Il tenta alors de saboter le film par tous les moyens, en particulier en jouant le plus mal possible. La censure de l’époque, car oui, les films passaient au comité de censure, en refusa la première mouture pour cause de sodomie, lesbianisme et évidemment pornographie. C’est l’élection toute fraîche de Giscard d’Estaing dont on apprendrait plus tard l’immoralité notoire (en plus de sa position sur l’avortement) qui rendit possible sa diffusion. Dans l’ensemble, ce film n’aurait donc dû jamais voir le jour. Dès lors comment expliquer son immense succès ?
« Emmanuelle », un film-personnage autour de Sylvia Kristel.
Je crois que ce phénomène de société tient à peu de choses : la pudeur outragée de Sylvia Kristel. Vous voyez, la plupart des gens imaginent qu’ils peuvent vivre derrière un masque. Ils naviguent dans la rue avec leurs grands airs persuadés qu’on va reconnaître leurs qualités et qu’ils peuvent cacher leurs défauts. Or souvent, quand on sait regarder, l’étincelle essentielle d’un être transpire par tous les pores de sa peau. La mystification est encore plus grande pour un acteur, le croit-on, jusqu’au jour de la rétrospective de toute une vie de cette célébrité où on constate que le-dit acteur a toujours été reconnu pour les mêmes rôles, toujours pour les mêmes qualités. Seuls les débutants peuvent tout jouer. L’innocence de Sylvia Kristel parlait aux Français de cette époque qui étaient aussi naïfs et emplis de bonnes intentions qu’elle. Quand ils la regardaient, ils se regardaient outragés ou aimant, surpassant leurs complexes. Ils n’ont vu que la petite fille blessée qui crevait l’écran, pas le scénario, pas le jeu des acteurs, pas la réalisation catastrophique (en dehors de l’éclairage). Elle arrivait au bon moment et incarnait les aspirations de notre peuple gentiment gaulois. Les acteurs ont ce vrai pouvoir parfois, d’incarner l’image d’un peuple. C’est rare… Le film s’est exporté dans le monde entier et la France, encore une fois, a été suivie pour le pire et le meilleur.
La suite au prochain épisode ?
L’histoire aurait dû s’arrêter là. Mais l’Histoire est cruelle. Elle aime faire justice aux mauvais penchants. Elle outragera la pudeur jusqu’au bout de Sylvia Kristel, quant à la France, elle versa dans la pornographie binaire Canal + quelques années plus tard. Sylvia Kristel se perdra dans le non-sens aux USA, la France deviendra une folle consommatrice asservie aux désirs de plus grands qu’elle, toute une allégorie. Nous aimerions tant refaire l’histoire de notre propre pays. Alors allons-y puisque l’écriture nous autorise cette folie, et imaginons la France retenir Sylvia à elle et en revenir à cette pudeur qu’elles n’auraient jamais dû abandonner. Oui imaginons, que ces deux sylvides ne se soient pas perdues dans la pornographie, la drogue et la violence, et qu’elles aient su contenir leur pulsion pour ne pas devenir une banlieue des Etats-Unis. Mais non, notre pays était devenu trop avide, trop curieux d’abandonner les notions de bien et de mal pour se mélanger au monde. Il ne voyait plus que les foules avaient encore le devoir de le suivre dans ce qu’il avait de beau. Il s’est donc perdu. Et pourtant qui sait… Sylvia Kristel pauvre et retombée en désespérance, a connu l’amour à la fin. Abandonnant le superflu d’une vie de faux-semblants, elle a su se faire aimer à l’automne de son existence par un marin navigant sur « L’Emmanuelle », cela ne s’invente pas. Courtisée par un travailleur simple et honnête qui a su lui redonner confiance, elle a retrouvé ainsi le goût des petits riens. Sylvia s’est éteinte dans les bras de la providence divine qui satisfait les désirs les plus fous, pour nous apprendre d’autant plus à les relativiser. Puisse la France revenir à autant de modération et fuir ce faux-semblants trop matériels qui ont fait notre malheur.
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