Dans un article plutôt équivoque, un journaliste du Point suggérait de réouvrir les bistrots pour permettre aux Français de discuter ailleurs que sur les ronds-points en cette période de contestation sociale. Il est vrai que les gilets jaunes se retrouvent là pour débattre, pour combattre. Mais cette rencontre va bien plus loin qu’une simple retrouvaille entre membres d’une communauté culturelle.
La présence des femmes à elle seule pimente les échanges. L’initiative de créer un site de rencontre pour gilets jaunes est loin d’avoir été anecdotique. Les partages ne sont pas qu’intellectuels, mais aussi sentimentaux. Autour des barbecues et des braseros, des humains se retrouvent, aussi avec des manques à combler, des blessures à soigner, et qui ne le seront jamais. Et des familles se reconstituent.
Je ne veux pas parler là que de couples, de cette recherche d’amour éperdue dans laquelle baigne notre société maltraitante, surtout pas. Les hommes et les femmes qui sont sur ces ronds-points ont déjà pas mal de bagages derrière eux, lourds. Bien que jeunes, ils n’ont plus d’illusions en la matière même si leur désir reste fort.
Des filles-mères, pas mal de pères répudiés hantent la contestation. Ils vont avoir du mal à se trouver. Collectivement, nous n’en sommes plus là. Avant, il faudra nous nourrir d’exemples positifs, de transmission. Et voilà justement ce qui survient dans la cohue des repas partagés, des passages de relais, des blocages. Nous ne sommes pas que des frères de lutte, nous devenons famille. La France parmi nous est encore civilisation, revendication de justice, tandis qu’elle n’est plus institution généalogique. Etrange.
Pour ceux-là, le mouvement des gilets jaunes vient, en surplus, tenter de combler des failles. Je ne veux pas dire par là que cette lutte avait pour vocation de redonner des exemples à des Français en manque de repères familiaux, mais que par contre, dans l’action, c’est ce qui tend à se produire.
Vous remarquerez que, contrairement à d’habitude, je n’ai pas bien les mots. Il est difficile de parler d’une histoire en cours. Il est même difficile de parler de ce qui touche au plus intime alors qu’un événement le révèle.
Mettez ensemble des personnes qui ne voient plus leurs petits-enfants avec de jeunes personnes ayant l’âge d’être leurs petits-enfants, et qui elles-mêmes n’ont pas de grands-parents, vous obtiendrez une sorte d’affection filiale qui se créera assez naturellement. Le petit vieux qui vient courageusement rejoindre le mouvement du haut de ses 88 ans, est alors surnommé « papi » et j’ai l’impression qu’il y a là plus qu’un surnom, de l’admiration même, un côté rassurant. Mamie se met au coin du feu avec ses filles, et toutes se serrent ensemble comme au bon vieux temps. Papi et mamie ne vont pas casser du CRS, c’est certain, mais leur présence édifie la lutte, lui donne un sens plus profond et encourageant.
Les hommes plus âgés, guident les jeunes garçons, très en attentes de savoir s’ils vont pouvoir survivre sans trop de renoncements. Ceux-là veulent user de leur liberté, et donc connaître les vraies règles du jeu social, auprès de plus expérimentés, de ces personnes qui n’ont pas cédé à l’hypocrisie générale, qui ne se sont pas vendues au plus offrant, qui n’en sont pas devenues affreusement laides.
Même parmi certains ces garçons brisés par les familles modernes, leur indifférence, leur absence de père, il y a le désir de grandir, toujours présent. Cet élan naturel éclot parfois, sur ces ronds-points, alors que la mixité est permise, tandis que la ségrégation sociale, ou encore de l’âge, est partout ailleurs. Et puis chez ces hommes plus mûrs, il y a peut-être là-aussi, l’absence d’enfants, partis au loin, une paternité interdite par le contexte familial actuel, et un désir de la voir pourvue.
Beaucoup parmi les gilets jaunes ne vivent pas de leur consommation. Qu’ils ne le peuvent pas ou ne le veulent pas, le résultat est le même, une sorte de possibilité fraternelle. Le blocage de tous ces grands magasins, ou de la circulation en général, n’est pas un hasard. Il y a une forte aspiration de ces gens pauvres à ralentir ce que d’autres considèrent comme un progrès, d’arrêter toutes ces voitures qui ne se causent jamais entre elles sauf par accident, de remettre en question inconsciemment ces temples de la consommation impudiques qui les entretiennent dans leur frustration.
Derrière la revendication de baisser les taxes injustes, il y a aussi l’effroi face à l’indifférence de nos dirigeants qui en sont devenus à ce point autistes qu’ils seraient capables d’éliminer une autre partie de la population, sans même s’en apercevoir. Voilà d’ailleurs ce que provoquent les explications des politiques et de nombres de journalistes : la terreur de constater la coupure. Se mettre à des endroits visibles, c’est alors dire : « nous existons » tandis que l’inconscience règne dans la décision ou le commentaire.
Journalistes et politiques ne comprennent pas : « Qu’avons-nous pu faire de mal ? » La question elle-même a le don de révulser nombre de gilets jaunes qui se mettent en colère quand ils l’entendent exprimée plus ou moins directement.
Incapable de poser des mots sur l’ignorance du bourgeois, le gilet jaune reste sur son rond point en attendant que celui-ci accepte d’ouvrir les yeux. Et pendant ce temps, il reforme famille pour affronter l’ennemi, retrouver une solidarité qu’il ne connaît plus dans la sienne.
J’ai essayé d’aborder directement, en tant que thème politique, cette question familiale, dans mes conversations sur les ronds-points. Même s’il y a une sorte de compréhension sourde sur le sujet, la lutte pour des familles plus stables n’est pas encore d’actualité. Elle risque de générer trop de conflits d’intérêts entre ces filles-mères désinvoltes, ces belles-mères honnies, ces pères méprisés, et quelquefois, des enfants border line. Mais elle est centrale, si bien que cette volonté de rencontre et d’amour se vit au quotidien sur les ronds points, non pas dans les mots, mais dans les actes , et de manière détournée, à travers le rapport aux générations.
Cette aspiration tribale peut paraître bien étrange, voire régressive. Pourtant qui peut dire qu’une civilisation puisse survivre sans se guérir de ses maux familiaux. Au sein d’un mouvement non dépourvu de violence, voilà aussi ce qui se joue parmi les gilets jaunes.
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