Ce conte gitan mis en musique par le groupe espagnol Mecano a eu un succès mérité. Les paroles, la musique et l’interprétation sensibles nous font voyager dans les tréfonds de l’âme humaine avec des mots simples. Les histoires héritées du fond des âges ont ceci de commun qu’elles font appel à des archaïsmes puissants en nous. Elles illustrent notre condition humaine, ici en les mettant en rapport avec les éléments naturels. La lune, le soleil, les étoiles, la terre construisent notre imaginaire. Nous gravitons autour de ces astres plus qu’ils ne nous entourent.
Hijo de la Luna – MECANO par SondraKerr
Anthropologie universaliste
J’essaie souvent d’imaginer quels seraient les mythes d’autres planètes de la galaxie qui seraient à proximité de plusieurs soleils ou autour desquelles plusieurs lunes graviteraient. A coup sûr, leurs contes et légendes seraient plus riches de nuances que les nôtres, même s’ils nous raconteraient les mêmes histoires. La terre nous porte, nous venons de la terre, en cela la terre est femme. Par opposition le soleil est homme, bien que certaines langues trop influencées par le culte aux déesses mères en aient décidé tout à l’inverse. La lune quant à elle, avec son rythme proche de celui des menstrues, est évidemment femme. Enfin quand je dis que la lune et la terre sont femmes, et que le soleil est homme, je devrais plutôt dire que l’homme est soleil, et la femme est lune et terre. Car comme je l’ai déjà écrit, notre environnement nous construit psychiquement tout autant que physiquement, plus que nous lui donnons le sens. Nous sommes une émanation de dualités universelles matérielles et donc, objectives : celle qui porte, celui qui éclaire ; celle qui est cyclique, celle qui évolue ; celle qui est proche, celui qui est loin. Celle qui donne, celui qui reçoit, et inversement dans un va et vient fécond. En cela la norme entre masculin et féminin est assez stable dans l’histoire de l’humanité, même si les interprétations que nous faisons de ces dualités peuvent varier au gré de l’intelligence des peuples qui se racontent ce monde. Ainsi, la terre peut devenir homme en opposition à la lune femme qui ferait les enfants. Mais la dualité, elle, source de fécondité, persiste. Et l’imaginaire que nous nous donnons repose autant sur une articulation d’éléments matériels objectifs, que sur l’essence de ces éléments mis en perspectives. Le jeu entre complémentarités, oppositions et analogies qui donne naissance à l’intelligence continue ainsi à vivre dans nos mythes pour nous permettre d’évoluer en culture et donc, en sagesse. Bien pauvres sont parfois les histoires modernes qui tentent de nous vendre des modèles contre-nature. Mais quand celles-ci s’appuient sur cette culture humaine, sur cette intelligence du monde, alors elles nous parlent, fort. Tel est le cas d’Hijo de la Luna
Intimité du propos
« Idiot qui ne comprend pas », la première phrase de la chanson, s’adresse à toi, lecteur, à toi qui as besoin d’une histoire pour comprendre la réalité crue, de parabole te dirait un Autre. Car l’humanité idiote reproduit ses péchés d’orgueil indéfiniment à chaque génération et tu fais partie de celle-là quand tu as besoin d’histoires pour comprendre ta vie telle quelle. La chanson te propose donc d’éduquer ton coeur, de le faire grandir doucement parce que le monde est trop dur pour que tu l’acceptes tel quel.
Or tu dois faire partie des nombreuses personnes qui en ont besoin étant donné son succès ou ce qu’elle provoque en toi sans que tu sois capable de l’interpréter. Dans ce cas tu as oublié ton passé, les leçons du passé, ta culture et elles te reviennent comme un pansement par l’intermédiaire de cette chanson. Il te faut accepter cette part de patrimoine qui te vient du fond des âges et que tes parents ont refusé de te léguer ou que tu méprises. Car idiot tu es, à chaque fois que tu t’écartes de ton patrimoine, ou à chaque fois que tu te crois plus intelligent que la masse de tous les humains qui t’ont précédé. Idiot de lecteur quand tu crois pouvoir dépasser ta propre culture en la détruisant ou même en ignorant ce conte ou les autres qui enrichissent un imaginaire.
Dès la première phrase, José Maria Cano nous fait donc entrer dans un monde surréaliste par le tutoiement, qui raconte une histoire tout en s’adressant personnellement à celui qui écoute. Il plante un décor de veillée pour nous parler au plus profond de notre intimité de la longue succession des êtres qui nous ont précédés pour faire de nous ce que nous sommes.
La lune, mère pré-oedipienne
Par la suite, le récit peut débuter. Une gitane prie la lune jusqu’au lever du jour pour trouver un gitan qui voudra bien l’épouser par amour. N’en déplaise à notre progressiste qui a écrit ces paroles et qui plus tard favorisera la bonne perception du lesbianisme avec sa chanson « une femme avec une femme », la gitane veut le gitan. Elle pleure de ne pouvoir rencontrer l’amour parmi les siens. Foin du multiculturalisme ! Elle prie durant la nuit, dans ses songes, au milieu des ténèbres, l’astre lunaire. Mais à qui s’adresse-t-elle vraiment ? La lune n’est-elle pas cette femme féconde qu’on appelle mère, et qui ramène chaque enfant qui la suit à un statut pré-oedipien ? La gitane s’adresse donc à la mère fusion, celle qui a tout pouvoir, et dont le principal est celui de la procréation. Elle s’adresse surtout à la mère qui est en elle, et qui saura séduire un gitan lui-même attiré par cette image maternelle. Ce conte raconte donc la rencontre entre deux êtres immatures, l’un qui veut attirer l’amour en prenant l’apparence d’une mère, et l’autre qui veut retrouver l’image de la mère dans sa femme.
La femme est la lune, la lune est la femme et quand la chanson poursuit par « cell’qui pour un homme son enfant immole, bien peu l’aurait aimé », il ne faut pas comprendre uniquement l’histoire d’une femme prête à immoler son enfant pour trouver l’amour d’un homme, mais aussi celle d’une femme prête à donner la chair de sa chair et la chair de son mari à la part la plus sombre de sa psyché, celle de la lune. Ici, deux femmes se battent en une et ne trouvent pas l’unité. Celle prête à tout pour avoir un enfant. Celle prête à tout pour être aimée. Celle qui veut trouver l’amour n’a pas appris à aimer car elle n’a pas grandi dans l’amour d’un père et d’une mère unis et amoureux. Elle n’a pas reçu cet exemple. Elle cherche à être séduisante tandis qu’il faudrait qu’elle apprenne à être émue. Incapable d’amour, elle fait appel à celle qui détient le pouvoir de procréation seul, comme sa mère a dû le faire avant elle. La part lune plus puissante que la part femme, accepte le marché : « Tu auras ton homme femme brune » lui dit la lune. Mais en compensation, cette dernière s’appropriera le premier né issu de cette union. Preuve que ces deux femmes ne sont qu’une seule et même personne, le refrain les confond : « Lune tu veux être mère, tu ne trouves pas l’amour qui exhausse ta prière ». La lune veut l’enfant, mais bizarrement et comme la femme, elle veut l’amour qui exhaussera sa prière. Or qu’est-ce qu’une lune qui voudrait être aimée, et par qui ? Plus encore, si l’auteur avait voulu parler de deux personnes différentes il aurait dû écrire « Lune tu veux être mère, et toi femme tu ne trouves pas l’amour qui exhausse ta prière »… La lune est la femme qui veut être aimée selon ses prières mais qui veut aussi l’enfant. Or si le refrain ne parle que de la lune, cela signifie que la femme a déjà commencé à s’effacer devant l’astre lunaire et qu’il ne restera bientôt plus rien de sa personnalité unique.
Couples en conflit
Exhaussée par la lune, ayant usé d’un semblant de magie noire, elle trouve un gitan attiré par la mère en elle, à la psychologie incestueuse, qui lui fait un enfant sur un quiproquo. Mais quand le petit naît, le père ne le reconnaît pas, dans tous les sens du terme. L’enfant ne lui ressemble pas physiquement. Il se croit trompé. Et il l’est bien. L’enfant n’est pas le produit d’un homme et d’une femme qui s’aiment, mais d’un homme immature qui a été attiré par le reflet trompeur de la lune, et d’une femme incapable d’aimer. Chacun croit s’adresser à la meilleure part de l’autre tandis qu’il s’adresse à la pire. Constatant que l’enfant n’est pas le sien, que la femme l’a fait pour elle, le gitan tue donc la femme, enfin « la blesse mortellement », ce qui signifie qu’il la répudie au point que seule la part lune reste. La part femme tuée, il abandonne l’enfant à l’astre. La magie noire a opéré en réalisant le souhait de la femme mais en la détruisant, en trompant l’amant et en laissant le bébé à l’état d’abandon. Notons que l’histoire complète est conçue en dehors des liens sacrés du mariage qui auraient protégés un tant soit peu les uns et les autres.
Autre détail du récit, cette femme lunaire « n’a pas de bras ». Elle est incapable de bercer l’enfant. Cela signifie qu’elle est incapable d’agir dans le monde. Elle est heureuse quand l’enfant est heureux, « Et lorsque l’enfant joue et sourit, de joie aussi la lune s’arrondit ». Elle compatit à sa douleur quand il est malheureux « et lorsque l’enfant pleure, elle décroît pour lui faire un berceau de lumière ». Mais elle ne peut plus être femme et mère.
Epilogue
Plus qu’une allégorie de sacrifices d’enfants difformes (ici d’un albinos) tels qu’ils se pratiquaient en masse avant l’ère chrétienne, Hijo de la luna retrace l’histoire universelle de ces couples où la femme a fait un enfant pour elle. L’homme qui se respecte peint sous les traits d’un gitan coléreux qui voudrait aimer l’image de la mère tout en conservant le bénéfice de ses paternités, rêve de famille normale, puis entre dans un cauchemar sans fin au moment où il comprend que ses désirs contradictoires l’ont mis face à un dilemme insoluble : soit accepter d’être un pourvoyeur de sperme pour une femme qui s’est servie de lui et perdre toute légitimité face à son enfant, soit se rendre coupable en détruisant cet embryon de cellule familiale qu’il a pourtant voulu dans un premier temps.
Dans la chanson, « le gitan se croit déshonoré », tandis qu’il ne l’est pas objectivement, surtout parce qu’il ne sait pas : en vérité, il s’agit de la même femme qui lui a donné cet enfant et qui l’a fait naître même s’il ne lui ressemble pas. Or il est incapable de concevoir qu’un enfant de sa femme soit aussi celui de l’image de cette mère qui ne lui est pas apparu au premier abord et qu’il recherchait pourtant. La femme, elle, a consciemment joué sur les deux tableaux, mais a fini par perdre la moitié de son identité comme toute ces filles-mères qui passent d’hommes en hommes tout en étant incapables de se stabiliser avec l’un de ceux là et qui à l’extrême, ne sont jamais ni mères ni épouses. Dans le plus clair des cas, la femme concernée deviendra entièrement lune et restera seule avec son/ses enfants. Ils grandiront ensemble dans une relation étrange, incomplète, sous le sceau de la blancheur lunaire presque mortuaire, mais avec des sourires et de la consolation en guise d’amour. Tel est pour le moins, l’épilogue de cette histoire.
Fin
Cette chanson à succès parle à notre modernité où de plus en plus de femmes croient pouvoir faire des enfants pour elles et seulement pour elles, parce qu’elles en ont les moyens et que nous sommes plongés dans un monde individualiste. Seulement l’argent ne règle pas le problème éternel des sentiments. Cette parabole veut mettre en garde les individus qui croiraient pouvoir être mères sans être femmes. Celles là finiront isolées et coupées de leur féminité, coupées du monde, suspendues en hauteur. Leurs enfants vivront certes, mais handicapés.
Même s’il y a de moins en moins d’hommes qui se respectent, de ces gitans propres à sortir la lame, notre société n’a pas résolu la question de la bonne entente entre les couples. Brimer toute expression de virilité chez les garçons ne les empêche pas de penser qu’ils se sont fait avoir en cas de « maternité exclusive ». Même dans les cas où cette brimade a été acceptée, le résultat de la féminisation des hommes est tel que les femmes elles-mêmes s’en vont avec pertes et fracas. En effet, pourquoi devraient-elles élever un enfant de plus qui n’est pas le leur à la maternelle maison ? Ironie de l’histoire, la sensibilité au conte de José Maria Cano, n’a pas empêché le chansonnier de s’empêtrer lui-même dans son divorce avec en arrière plan, la question de la résidence principale pour son fils. Le problème est devenu tel que le groupe de musique Mécano a presque cessé toute activité de création musicale. Dans la vraie vie, le gitan a voulu s’accrocher à l’enfant donné par la lune, et notre civilisation en fin de course lui a rappelé que la lune avait toute prérogative sur le soleil, paradoxe qui restera à jamais étrange pour les empires en plein essor qui nous suivront et qui se rappelleront ce genre d’anecdote comme d’incitations à la maltraitance pour le moins contre-natures.
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