Thérèse a poussé comme une fleur sauvage au milieu d’un environnement misérable. Florent qui a discerné sa grandeur d’âme, a décidé de l’épouser. Seulement le milieu de ce grand bourgeois déstabilise Thérèse. La confrontation avec l’inconscience dure des notables la révulse. A ce moment de la pièce, elle semble s’être faite une raison. Florent l’a convaincue de rester en lui montrant sa souffrance de la voir partir. Voilà donc notre future mariée en train d’essayer sa robe de noce en compagnie de sa belle-famille (Marie France sa belle-sœur et Madame Bazin, sa future tante par alliance), ainsi que de la vendeuse et de la petite main de 14 ans qui ajuste les plis. Elle écoute les bourgeoises lui parler de travail. Nous sommes après la première guerre mondiale et celles-ci commencent à vouloir « s’émanciper » (p163-172 du livre de Poche) :
Marie
Décidément, vous êtes tout à fait vieux jeu, ma pauvre Thérèse ! Alors pour vous, l’idéal, c’est la jeune fille à la maison. Cela ne vous a jamais excédée, vous, la maison ?
Thérèse sourit.
Oh ! Moi, c’est un peu spécial. Ma maison…
Madame Bazin
Vous avez raison, Thérèse ; tenez-lui tête ! Marie est une petite révolutionnaire.
Marie
Mais naturellement ! Je pense qu’une jeune fille doit travailler. D’abord, parce que je trouve cela sport et amusant et puis très chic aussi, dans la mesure où on n’y est pas obligé. C’est vrai, il faut vivre avec son temps, ma tante !
Madame Bazin
De mon temps aussi nous disions cela. Mais nous, c’était pour qu’on nous laisse monter à bicyclette.
Marie
Il ne faut plus que les bourgeois se croient sortis de la cuisse de Jupiter. Nous sommes tous les mêmes et notre lot sur terre est de travailler les uns comme les autres.
La Vendeuse
Pour ma part, je suis de votre avis, mademoiselle. La vraie jeune fille moderne doit travailler. Malheureusement, il y en a beaucoup trop qui ne se sont pas posé la question.
Thérèse à la petite main.
J’espère que tu te l’es suffisamment posée, toi, la question, avant d’entrer chez M Lapérouse ?
La Vendeuse a un petit rire poli.
Mademoiselle aime plaisanter… D’ailleurs, je comprends qu’elle soit tout à fait étrangère à notre petite controverse. Quand on se marie, c’est tout différent. On a une maison, un rang à tenir… Mais dans le cas de Melle France, au contraire, je le pense formellement, la jeune fille doit travailler. M Lapérouse a d’ailleurs étudié des ensembles d’un goût très simple et très sûr, pour la jeune fille qui travaille… Pour cette saison, il a prévu deux modèles, l’un du matin, l’autre de l’après-midi. Parce que le problème n’est pas si simple qu’on peut le croire. Il faut songer que la jeune fille qui travaille l’après-midi et qui sort à sept heure n’a matériellement pas le temps de faire une nouvelle toilette pour la coktail party ou le petit dîner. Il fallait donc concevoir un modèle avec lequel elle puisse être convenable aussi bien au bureau qu’au cabaret, au cinéma, ou, à la rigueur, dans un petit théâtre. Si vous donnez suite à vos projets, Mademoiselle, je suis sûre que M Lapérouse se fera un plaisir de vous envoyer quelqu’un avec les deux modèles pour que vous puissiez les voir.
Marie
Je vous remercie. Mais je ne compte pas travailler avant la rentrée. Pendant les trois mois d’été, avec les invitations qui pleuvent, ce n’est vraiment pas possible. En octobre, s’il a un modèle intéressant, volontiers.
La Vendeuse
Je lui ferai la commission, mademoiselle. Jeanne, voulez-vous remonter un peu la pince.
Marie
Parce que, dès octobre, ma tante, je vous parie bien que je travaille du matin au soir, et sérieusement.
Madame Bazin
J’ai toujours dit que tu étais une extravagante.
La Vendeuse
Il ne faut pas dire cela, madame. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. De nos jours, le travail n’est plus un passe-temps agréable pour les oisifs ; il est devenu une nécessité.
Marie
C’est ce que tante ne veut pas comprendre. Elle vit encore comme avant guerre sans vouloir tenir compte de l’instabilité des situations sociales. Cette époque est révolue, tante. Nous sommes obligées de travailler, maintenant.
La Vendeuse
Hélas ! Toutes autant que nous sommes.
Un temps se tournant vers Thérèse.
Vous n’êtes pas fatiguée, mademoiselle ?
Thérèse
Non.
La Vendeuse
Nous n’en avons plus pour longtemps, mais le montage de ces manches est si délicat…
A Marie
Ce serait dommage tout de même que cette décision vous fît renoncer au délicieux petit ensemble pour les sports d’hiver dont je vous avais parlé.
Marie
Oh ! Je prendrai tout de même un mois de vacances en hiver. Je ne suis pas une sectaire.
La Vendeuse
Ah ! Bon, vous me rassurez. J’aurais été navrée qu’une autre le portât. On dirait vraiment qu’il a été conçu pour vous.
Marie
Et puis surtout, vous savez, la neige, le ski, au début, si cela n’a été pour moi comme pour les autres qu’un coup de snobisme, maintenant c’est devenu quelque chose dont je ne saurais pas me passer ! Mais si je travaille, je paierai mon hôtel et mes costumes moi-même. Personne ne pourra me chicaner sur mon séjour à Megève. Je dépenserai ce que je voudrai.
La Vendeuse
C’est la grande force d’une jeune fille qui travaille.
Marie
Mais certainement ! Au fond, les midinettes et les dactylos nous envient ; elles ne savent pas leur bonheur. La liberté que donne l’argent gagné en travaillant ; l’argent bien à soi. Si elles savaient comme, sous prétexte de bonne éducation, on est pingre, au fond, avec les jeunes filles, dans les meilleures familles françaises…
Thérèse, à la petite.
Tu vois, tu peux te vanter d’avoir de la chance ! Tu ne t’en doutais pas ?
Marie
Mais c’est évident ! La vraie privilégiée de nos jours, c’est la femme qui gagne son argent toute seule. Tenez, je connais une jeune fille qui travaille comme secrétaire-dactylographe dans une banque depuis près d’un an déjà. Résultat : moi, on n’a jamais voulu que j’aie une voiture personnelle. Elle, elle va s’acheter un petit roadster !
Thérèse
Et elle est dactylo ? Elle a une bien bonne place…
Marie
Oh ! À vrai dire, elle en paie seulement une partie de sa voiture ; son père met le reste.
Thérèse
Ah ! Bon.
Marie
Dès qu’elle l’aura, elle va faire la Grèce et l’Italie par petites étapes avec une amie…
Thérèse
Mais sa banque ? Elle aura un assez long congé ?
Marie
Naturellement : c’est la banque de son oncle. Il lui donnera tous les congés qu’elle voudra.
Thérèse
Tout s’explique…
Madame Bazin
Tu auras beau dire, fillette, cela me paraît une drôle d’idée de vouloir travailler chez les autres. Je ne comprends pas qu’il y ait des gens pour accepter qu’on les commande ! Moi, j’ai toujours aimé être mon maître.
La Vendeuse
Tout le monde, madame. C’est pourquoi nous devons féliciter très chaleureusement et encourager les jeunes filles d’excellente famille comme Melle France qui savent renoncer d’elles-mêmes à des avantages sociaux, déjà illusoires, hélas ! Mais je suis sûre que les merveilleux petits ensembles que M Lapérouse a spécialement conçus pour les jeunes filles qui travaillent, lui adouciront beaucoup l’épreuve. Leurs noms déjà ne sont-ils pas charmants ? L’un de grosse faille marron avec une petite cape de loutre s’appelle « Les Quarante heures », et l’autre, plus habillé, avec une blouse de lamé très sobre bleu nuit, qu’égaie un simple clips de perles fines, « La Petite Syndiquée ».
Madame Bazin
C’est curieux comme la langue française évolue. De mon temps, des syndiqués, c’étaient des gens qui faisaient dérailler des trains.
La Vendeuse se relève.
Voilà. Si vous voulez bien patienter cinq minutes, mademoiselle, nous revenons avec la petite cape qui vous permettra de juger de l’effet d’ensemble. Venez, vous autres. Il va falloir que nous nous dépêchions si nous voulons ne pas rater le train.
Elle va sortir, suivie des ouvrières. Thérèse court après elles, prend la petite arpète, étonnée, par le bras.
Thérèse
Ecoute, toi… Vous permettez, mademoiselle, je voudrais dire un mot à cette petite.
La Vendeuse
Mais je vous en prie,mademoiselle. Tu monteras nous retrouver à la lingerie, Léontine.
Thérèse entraîne la petite vers un coin.
Tu t’appelles Léontine ?
La petite
Oui
Thérèse
Quel âge as-tu ?
La petite
Quatorze ans. Mais je ne suis pas grosse. On est cinq à la maison, je suis la plus petite…
Thérèse
Je te fais veiller ce soir pour ma robe…
La petite
Oh ! Ce n’est pas la première fois, allez. Cette fois, c’est plutôt amusant, le voyage.
Thérèse
Ecoute, je voulais te dire, Léontine, moi aussi, je sais que ce n’est pas vrai ce qu’elles disaient… Moi aussi, je sais que c’est long de travailler, que c’est fatigant, que c’est morne et que cela revient tous les jours… Alors voilà, je ne sais pas comment te dire cela… Cela va peut-être te paraître bête… Elle vaut si cher cette robe que je ne vais mettre qu’une fois… Tout un an de ton travail chez Lapérouse… Ecoute.
Elle est gênée, elle se penche à son oreille.
Je te demande pardon pour ma robe, Léontine…
FIN DE L’EXTRAIT.
Rien n’a changé ou presque. Les bourgeoises ont créé et continuent de créer un monde du travail obligatoire dont elles ne supportent pas les contraintes réelles. Elles peuvent le faire dans de bonnes conditions et imposent aux autres leurs divagations. Il est vrai qu’aujourd’hui, la condition des filles-mères plutôt pauvres, ou des fonctionnaires, s’est améliorée grâce aux aides de l’État. Cependant il n’est pas certain qu’elles voient le monde du travail réel avec plus d’entrain que les ouvrières d’autrefois, bien qu’il nous soit présenté sous un jour toujours favorable par la propagande féministe. Ainsi, le discours centré sur les femmes est détenue par celles qui ont le pouvoir de le contrôler, les plus inconscientes d’entre elles, qui ont les moyens de leurs erreurs.
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