« La porte blanche est bien fermée.»
Julia le sait, mais tous les matins, il faut qu’elle jette un regard en direction de la porte. Elle ne se sent bien chez elle qu’après ce petit rituel. Ensuite, elle peut aller aux toilettes faire pipi. Une vague odeur de parfum en solde qu’elle ne sent plus l’environne tandis qu’elle pisse comme une vache. Elle se frotte les yeux et les cheveux, baille, pense à cette lettre très importante qu’elle doit absolument poster avant d’aller travailler. Elle s’essuie et jette le papier en se levant sans regarder en arrière. Il faut tirer la chasse et brosser, mettre un tout petit peu de produit pour que la cuvette reste propre et sente bon toute la journée. En rationalisant l’utilisation de ses chiottes, elle économisera au moins 20 euros par an. Et puis c’est bon pour la nature. Elle veille à aller aux toilettes avant de quitter le travail, et si dans la nuit, ses intestins la torture, elle se soulage sans nettoyer, en attendant le pipi du matin pour évacuer.
Une maigre baguette l’attend à la sortie des WC. Elle est posée sur le coin de la table, enrobée de papier, déjà entamée, hier soir, elle en a mangé 1/3 pour son dîner. Elle a bien veillé à la recouvrir pour qu’elle ne sèche pas durant la nuit. Elle se tartine 2 petites tranches avec du beurre margarine et de la confiture 100% fruits, fait ronronner la machine à café, se fait un devoir de s’asseoir pour se donner bonne conscience et grignote en regardant par la fenêtre de l’appartement dont elle est propriétaire tout en aspirant quelques fines gorgées d’expresso. La vue de sa fenêtre de banlieue, petite province perdue aux abords de la grande capitale, ville semi-urbaine, la contente. D’accord, ce n’est pas très original comme vue, mais c’est neuf, tout comme son intérieur bien lavé. Et puis, elle pourra déménager au mieux quand elle aura bien économisé.
Après le pipi, après le petit déjeuné, la douche. Maintenant qu’elle a mangé, elle ne risque plus de se tacher. Ah, la douche du matin… peut-être son plus grand plaisir de la journée. Julia ne se lave pas le soir, cela lui ferait perdre trop de temps, et gaspiller trop d’eau. L’avantage de la douche du matin par rapport à la douche du soir est certain. En quelques minutes, on se sent déjà mieux. En plus du reste, la douche du matin fait le double d’effet en comparaison de la douche du soir. Réveillée par l’eau douce et chaude, presque maternelle, elle peut enfin se mirer dans la glace. Elle sait qu’elle n’est pas si mal que ça. En se frottant avec la serviette de bain, elle inspecte chacun des recoins de son corps, traque le moindre poil rebelle. Enfin sèche, elle s’enduit d’une crème quelconque et naturelle parce que sa conscience la torture un peu. Pour sortir de la salle de bain et rejoindre sa chambre où ses vêtements l’attendent, elle serre sa serviette autour de sa poitrine. Personne ne peut la voir, mais ça ne fait rien. Elle aime se sentir belle et nue sous sa serviette, attirante, même si désormais, sa poitrine molle ne soutient plus aussi bien le drap. Pour économiser du temps, Julia s’est lavée les cheveux la veille dans le lavabo. Dès lors, elle peut passer au principal : le visage. La ride ici, la ride là, la crème sur les rides, un maquillage le plus léger possible qui grossit au fur et à mesure des années. Peut-être aujourd’hui va-t-elle essayer un peu plus rouge. Sa collègue de travail Stéphanie va le lui faire remarquer, mais elle espère surtout qu’Hubert, le responsable du pôle financier, marié deux enfants, heureux en couple, fasse attention à elle.
La nuit, Julia rêve d’Hubert comme elle a rêvé d’un autre amour impossible avant lui. Elle ne donnera pas sa chance à Sébastien le gentil célibataire de la boîte, trop risqué, trop sérieux, trop turbulent. Avec Hubert, elle peut fantasmer délicatement cet amour impossible qui la satisfera entièrement. Séduit, Hubert laissera probablement sa gentille femme et ses deux enfants, sa foi catholique, pour vivre au jour le jour avec elle. Ils ne se poseront plus de questions, vivant l’un pour l’autre. Hubert la préférera à toutes les femmes, même et surtout à son épouse, que Julia jalouse secrètement alors qu’elle ne la connaît pas. Quand Hubert aura craqué pour elle, Julia pourra vivre enfin comme tout le monde, dans l’adultère, avec un de ces pères, idéal, stable, rassurant, équilibré, un de ceux qui fait ces familles que tout le monde envie. Il comprendra pour le livret. Pour lui, elle pense être capable de l’abandonner, et tout le reste avec. Hubert lui apportera la stabilité et la sécurité dont elle a tant manqué. Alors plus rien n’aura d’importance, même pas le livret. Enfin à l’aise grâce à ce bon père de famille, elle engagera les mêmes dépenses qu’avant, veillant scrupuleusement au bon fonctionnement du ménage. Quid du voyage annuel avec les enfants, quid des sorties au cinéma pour aller voir ces films d’auteurs et leurs amours difficiles, quid de la petite vie bourgeoise ? Oui, tout cela arrivera. Ce sera bien réel. Et Hubert n’aura même pas à l’accompagner aux concerts baroques, son petit jardin secret.
« Mais peut-être qu’Hubert aime aussi le baroque ou qu’il apprendra à aimer ? »
S’il partageait sa passion, là ce serait presque trop.
Mais Julia vieillit et elle pense que cette histoire avec Hubert n’est pas très réaliste. Il lui faut un enfant, rapidement. Elle n’aura pas le temps d’attendre Hubert… sauf s’il se décide vite. L’horloge biologique tourne. Si ça continue, elle va être obligée d’attirer dans son lit un de ces hommes mariés qui ne pensent qu’à ça. Il la fécondera de manière naturelle et ne lui posera pas trop de soucis par la suite. Cependant elle doit envisager qu’un enfant ça coûte cher et qu’elle n’a pas vraiment le temps de penser à tout cela ce matin.
Ses divagations ont mis Julia en retard. Elle glisse rapidement dans son tailleur droit qui montre ses jolis mollets. Elle surveille son alimentation de manière stricte et le pull serré autour de sa taille indique l’absence totale de toute masse graisseuse ou de chair inutile. Elle plonge sa main dans le frigo, en retire un tuperware hermétique rempli de la cuisine d’hier soir, l’entoure d’un plastique au cas où ça déborderait, le fourre dans un sac de travail plus large que celui qu’elle prend pour les sorties, avec une petite bouteille d’eau qu’elle remplira au travail, et s’enfuit attraper le bus. Elle est à l’heure. Elle a même le temps de poster la lettre. Elle a attendu le dernier moment pour payer cette facture. Il n’est pas question que cette entreprise se fasse de l’argent sur son dos. Combien va lui rapporter son livret cette année ?
L’article « original » : Rue89 du 10/09/2013
et les commentaires de la gauche du fric décomplexée.
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