Se lever. Depuis la dernière épreuve, l’esprit de Donald s’enfonçait à vue dans les brumes de ses contradictions. Faire semblant d’être fatigué. Le rangement réglementaire du matin, ne l’empêchait plus de se livrer à ses pensées. Secouer les draps. Il était devenu un automate qui accomplissait son travail de patriarcal répudié tel un robot. Refaire son lit. Et à l’intérieur, un deuxième homme avait pris le contrôle. Se raser. La puce qu’il s’était arrachée de la tête, le restaurant de viande, toutes ces petits coups de couteaux dans le contrat signé avec la ruche, le rendaient maintenant fier de lui. S’habiller. Le contrat, quel contrat d’ailleurs, où était la liberté promise, quelles lois avait-il voté ? Usurpation de volonté, viol, aucun homme ne l’avait guidé sur ce chemin, aucun de ses semblables ne l’avait introduit à un monde dont il entrapercevait l’étendue infinie. Plier son pyjama. Les reines lui avaient menti depuis sa naissance en le laissant ignorant des règles qui le régissaient, en lui donnant pour exemple des hommes minutieusement sélectionnés pour valider ses raisonnements. Se peigner. Elles avaient maquillé la vérité pour servir leurs intérêts. Passer un coup de balai. La ruche n’était pas belle, la ruche n’était pas juste, la ruche n’était pas claire-voyante, la ruche ne voulait pas le bonheur de tous, la ruche n’aimait pas ce qui était beau, bien et vrai, la ruche était animée par une entité maléfique, la ruche se nourrissait de l’inconscience et du travail des hommes.
Préparer le petit déjeuner. Durant leur jeunesse d’apprentis, la ruche leur avait enseignés quelques rudiments de religions anciennes, pour mieux les dénigrer et tuer dans l’oeuf toute velléité spirituelle. Donald se souvenait de cette image de diable dont les reines se moquaient comme d’un archaïsme d’esprits arriérés. A l’évidence, les reines souscrivaient au diable, et plus encore, lui Donald, avait participé à son culte, si ce n’est qu’il y participait encore.
Prendre son petit déjeuner. L’image de son codétenu brandissant une croix n’était pas étrangère à sa pérégrination : « Un autre est mort pour me sauver, pour sauver le monde ». Un autre, cet autre le remplissait de bonheur, cet homme beau, grand, fort, irrésolu, avait marché avant lui pour détruire la ruche. Il en avait souffert, elle l’avait assassiné, cependant que la vérité de cette ignominie était devenue une certitude, et à cause de cette certitude, la possibilité d’un monde nouveau, fait de justice, de vérité, le tout issu d’un simple sacrifice individuel. Nettoyer les bols, les verres et les couverts. Donald brandit en l’air une cuillère et un couteau à qui il donna la forme d’une croix, et il dit en esprit : « Ce bel enfoiré est mort pour moi, oui pour moi. » Et il se mit à sourire, et à aimer, même la ruche, car son regard voyait plus loin que l’immense contrôle despotique exercé par ces ridicules fourmis à la tête de la société. Nettoyer la table. Remercier la ruche.
_ « Gloire à la ruche, bénies soient les reines. »
Chevaliers des temps modernes, les garçons dans la grotte s’étaient relevés après avoir plié le genou de manière rituelle. Il était temps de se préparer mentalement pour la prochaine épreuve. Une pluie incessante battait les carreaux. L’ambiance morose donnait des atours sérieux à leur prison. L’émission était pourtant suivie, surtout que beaucoup de téléspectateurs n’avaient rien à faire, tous prisonniers de cette averse programmée par la ruche et qui n’en finissait pas, chacun dans son alcôve confortable, enfoncé dans un canapé hologrammique de plus ou moins bonne qualité, enveloppant les corps comme un ventre maternel.
Les concurrents étaient devenus leurs amis. Leur fréquentation régulière les avait amenés à s’y attacher. Même Luc Fréminot qui honnissait ces criminels patriarcaux, devait reconnaître qu’il attendait le résumé du soir avec impatience. Et quand il avait le temps, il approfondissait certaines scènes, revenait sur certains dialogues, ou observait vicieusement les images qui avaient surgi dans les pensées des uns ou des autres, pendant la nuit, des images de femmes souvent, dont se délectaient tous les hommes. Bien entendu, les visages avaient été floutés pour préserver l’anonymat de quelques saintes de la ruche. Lui, un des seigneurs de cette organisation, il avait accès à la version non censurée des esprits. Et il pouvait mettre un visage sur tous les corps qui s’enchevêtraient pendant ces ébats mal maîtrisés. Il pouvait pénétrer au plus intime de leurs sentiments de criminels, pas seulement le temps d’un interrogatoire comme il en avait l’habitude.
Grâce aux cauchemars de Donald, il avait apprécié Caroline gesticulant sous les assauts d’un grand nègre, et il s’était branlé vigoureusement, en songeant à quel point elle l’avait humilié. En jouant de ses relations, qui sait s’il pourrait pas se la faire. Il suffirait de mettre en jeu son appartement loué par la ruche ou lui parler de l’avenir de son enfant. N’importe quoi en fait. Il en avait le pouvoir. Souvent, c’était inutile. Ces putains se couchaient d’elles-mêmes, parce que lui, Luc Fréminot, de sa force protectrice, les rassurait. Oui, c’était ça, et pas leur peur ou les avantages qu’elles entrevoyaient en lui cédant. Sa gloire, construite à coup de services rendus, d’abnégation, de croyance, de docilité, en avait fait le sommet de la race humaine. Ces femmes couchaient avec lui, comme elles auraient couché avec le représentant de leurs plus hautes aspirations, celles de la ruche. Voilà pourquoi certaines avaient eu un orgasme sous ses assauts. Il banda puis, au souvenir de ses présentes obligations professionnelles, il se força à ranger son nouveau fantasme dans un recoin de son esprit. Pour plus tard quand il aurait cette pute devant lui.
Dire que la ruche ignorait ses agissements, aurait été impropre. Au contraire, la ruche savait. La ruche laissait faire. C’était le meilleur moyen de le garder sous contrôle. Ils se tenaient par la barbichette. Jamais ne trouverait-elle de serviteur plus fidèle. Et Luc Fréminot n’en était pas dupe. Il savait que tout l’édifice ne tenait que par la corruption, et qu’il en était d’autant plus solide. L’important était de travailler à la réalisation d’une grande idée. Bientôt le bonheur pour tous et partout. Ils en étaient les artisans, eux les corrompus, pour qu’une nouvelle société advienne où il n’y aurait plus de corruption. La vie, la ruche, l’exigeait. On devait en passer par là pour le bonheur de l’humanité.
Pour bien préserver sa conscience vierge de toute culpabilité, il se répétait que jamais il n’attenterait à la vie d’une de ces femmes, que c’était de simples mots convenus pour dépasser l’archaïque culpabilité judéo-chrétienne qui empêchait des ébats naturels. Comme lorsqu’il regardait ces images d’abus d’enfants. Non, il n’était pas comme ces criminels. Il les poursuivait même. Il était fantastique. Et s’il insistait, s’il ne pouvait pas détacher son regard de ces atrocités, c’était par acquis professionnel, par soucis de justice, pour mieux comprendre et faire son métier, uniquement. Il n’était pas comme eux.
***
Pour cette quatrième épreuve, les concurrents restant devaient être intégrés à un décor de série connue hologrammique, chacun revenant qui dans sa famille, qui dans son travail, qui dans la rue pour dialoguer avec l’IA de la production dans une mise en scène réaliste qui reprenait des situations de vie communes. Le but du jeu, était de répondre au mieux, aux attentes des femmes rencontrées. Les concurrents passaient dans l’ordre de leur numéro et l’émission avait été avancée dans l’après-midi, pour que les téléspectateurs profitent de cette ambiance familiale. Cette fois ci pas de scène théâtrale, pas de Billosakis, pas de décharge électrique, ni d’élimination spectaculaire. Il fallait durer.
Numéro 3 s’y colla le premier. Lui qui avait harcelé une femme en lui envoyant 3 messages restés sans réponse, se retrouva avec l’impératif de renouer avec Jenny, présentée comme son ex maîtresse, et qui était supposée le pardonner après une brouille sentimentale que tous les amants connaissent. En tant que chien patriarcal, il avait critiqué le repas qu’elle avait commandé, et elle l’avait réprimandé. Il possédait son numéro d’identification en poche, et avait la possibilité de lui envoyer un message pour reprendre contact.
Assis à cette table de bar identique à toutes les autres, au milieu de postulants, avec son ordre de mission hologrammique devant les yeux, il en profita pour commander une bière avec 0,02 % d’alcool, car l’alcool était interdit dans la grotte, et à bien y réfléchir, il avait tout son temps, ou plutôt, il lui restait une heure avant d’être éliminé sans action de sa part. Et puis il devait prospecter. Toute entreprise par trop impétueuse le discréditerait.
Sur l’écran hologrammique des téléspectateurs clignotait en haut à droite « Mission : se réconcilier avec Jenny ».
Aller la voir, ou bien l’appeler ? Numéro 3 triturait son verre tout en hésitant, la sueur perlante au front. Enfin, il se décida à bouger. Ce serait bon de marcher. L’enferment dans la grotte lui avait pesé et il joindrait l’utile à l’agréable. Sur le chemin, il essaya d’anticiper toutes les possibilités. Jenny serait-elle fâchée par manque d’attention de sa part, ou parce qu’il l’aurait vexé avec une mauvaise parole ? Trouverait-il les mots justes pour la convaincre de sa bonne foi, de son amitié ? Ne serait-elle pas trop dure avec lui ? Son inquiétude l’occupa tout le long du chemin, si bien qu’il arriva sans s’en apercevoir.
D’un doigt tremblant, il appuya sur l’interphone.
_ « Qu’est-ce que tu fais là, je t’avais dit de ne pas revenir ?
_ La grande intelligence m’a indiqué que tu souffrais et je n’ai pas pu m’empêcher de m’inquiéter.
_ Entre. »
Numéro 3 était fier de son mensonge. Parfait. La porte s’étant entre-ouverte, il prit les devants :
_ « Je ne voulais pas te déranger.
_ Ca va.
_ Tu m’offres un café ?
_ Va assis toi, mais je n’ai pas beaucoup de temps.
_ Je venais juste m’excuser. »
Jenny restait impassible, le laissant se prendre les pieds dans le tapis.
_ « Je sais que j’ai mal agi… euh… je voulais pas te blesser…
_ Et pourtant. Mais qu’est-ce qu’il t’a pris exactement ?
_ Je ne sais pas. Je reste un patriarcal peut-être, comme tous les hommes. On a ça au fond de nous.
_ J’aurais voulu que tu comportes mieux. Mais désormais, nous pouvons devenir amis.
Numéro 3 semblait en passe d’atteindre son objectif quand il se mit à dévirer. Jenny avait été choisie pour son corps particulièrement affriolant. Plusieurs semaines sans relations sexuelles, la prison, numéro 3 était au taquet. Et devant lui, cette peau diaphane, ces longs cheveux, ce regard brun noir mais ouvert au monde, et surtout ces chairs qui débordaient langoureusement aux bons endroits telles de généreuses crèmes gélatinées tendrement sucrées, et puis la robe vite enfilée qui laissait voir ses jambes, de temps en temps, ses chevilles, ses mollets, pourquoi pas ses cuisses…
_ « Je suis un mauvais amant qui a cédé à tes charmes. Tu m’as envoûté. Tu sais, je n’ai jamais rien ressenti de tel avec une autre femme… Je ne veux pas que nous devenions amis.
_ Comment ça ! »
Jenny, cette actrice hors paire, chancela. C’était pas prévu par la production.
_ « Tu es si belle. C’est vrai, je ne te mérite pas, alors que tu es tout pour moi. Laisse-moi t’embrasser. Si nous ne ressentons rien l’un pour l’autre, alors j’accepterai que nous devenions amis. »
Jenny se défendit comme elle put, mais numéro 3 avait retourné la situation.
_ « Je ne sais pas… »
Alors numéro 3 s’était approché :
_ « Est-ce que tu veux que je t’embrasse ? » lui avait-il susurré dans une proximité coupable.
_ « Ce n’est pas prévu dans le scénario. » se défendit-elle.
Il posa ses lèvres sur les siennes lorsque la police de la grande intelligence débarqua avec pertes et fracas, sauta sur numéro 3 et lui passa les menottes alors qu’il mangeait la moquette avec sa béquille dans le pantalon.
L’épreuve fut déclarée réussie pour numéro 3. Le public fut conquis par son attitude mais aussi par l’intervention de la ruche qui avait su prévenir tout dérapage. Le patriarcal était sous contrôle, la queue entre les jambes pour ainsi dire, et de retour dans le grotte avec comme unique perspective, la veuve poignet, filmée.
***
Les concurrents n’étant pas en interaction, leur ordre de passage procédait de leur numérotation. Numéro 4 succéda donc à numéro 3 le lendemain à la même heure.
Sur l’écran hologrammique des téléspectateurs, clignotait : « Mission : défendre son amie ». Numéro 4 avait donc rencontré la femme de son ami, qui avait voulu coucher avec lui. Notre pauvre reclus ne s’était pas fait prier. Et comme le scénario le prévoyait à l’avance, il avait dû rejoindre le mari cornard juste après ses ébats, dans un petit appartement, sans même avoir pris une douche. Le mari inquiet désirait se confier à son copain, lui évoquer ses doutes et savoir s’il n’était pas au courant des infidélités de sa femme. Numéro 4 ne manqua pas de le rassurer :
_ « Je suis certain que Delphine te respecte.
_ Je ne sais pas, elle est devenue plus distante ces derniers temps. Ca me rend fou.
_ Faut pas t’en faire mon pote. Tu sais, les femmes ont leurs raisons que nous devons intégrer et respecter. C’est ainsi.
_ Tu n’as rien remarqué de ton côté ?
_ Absolument rien.
_ Je suis devenu tellement fou que j’en suis venu à me dire que j’allais la tuer un jour… »
Là encore, le scénario ne laissait pas d’échappatoire. Soit numéro 4 minorait le propos au risque de se voir imputer par le public la possible mort de cette femme, soit il s’essayait à une autre stratégie.
_ « Ne raconte pas n’importe quoi ! Tu l’aimes !
_ Y-a qu’à toi que je peux le dire, mais ça me ronge de l’intérieur, et je crois que je n’arriverai pas à tenir le coup. Je ne peux pas continuer à vivre comme ça.
_ Et si elle t’avait trompé, ça changerait quoi ? Nous n’y pouvons rien si une femme se comporte ainsi.
_ Et notre enfant, tu y as pensé à notre enfant ? Je ne pourrai jamais plus le regarder dans les yeux sans me dire que ce n’est pas le mien. Elle m’a mis dans une situation déplorable.
_ Ce ne sont pas nos enfants, nous travaillons pour la ruche, et tu le sais.
_ C’est de la théorie de tout ça, mais moi, je me suis attaché.
_ T’aurais pas dû.
_ C’est trop facile à dire. Je ne suis plus prêt à accepter un tel comportement. Si elle n’avoue pas, je vais exploser. »
Le dilemme augmentait chez numéro 4. Plus la conversation avançait, plus il lui devenait impossible de reculer. Comment faire pour la protéger ?
_ « J’ai couché avec Delphine ! Tu voulais savoir, et bien tu sais ! Ta femme est une grosse salope, et tu as des cornes jusqu’au plafond.
_ Tu plaisantes…
_ Absolument pas, et tu devrais te tenir un peu mieux, parce que là, tu fais vraiment pitié. »
Le visage du mari cocu se décomposa. Ses yeux devenus livides, il sauta sur numéro 4 pour l’étrangler. Déjà, numéro 4 perdait conscience quand la police de la ruche intervint et l’empêcha d’aller jusqu’au bout de son désir primal. Elle entra pour les séparer sous les jurons du mari :
_ « Enfoiré, racaille, t’es vraiment quelqu’un sur qui on peut compter saloperie… »
Entouré par le staff médical, numéro 4 reprenait ses esprits, tandis que le mari était emmené en prison. La victime reçut les premiers soins nécessaires à son rétablissement. Sous oxygène, ses idées lui revinrent. Il savait qu’il venait de sauver sa peau en risquant la sienne. Il avait détourné sa colère. Et il était entièrement satisfait de lui.
***
Mission : « rassurer sa femme enceinte ».
L’ambiance cosy de l’appartement était perturbée. Madame ne disait rien, mais traversait de long en large les pièces. Numéro 5 regardait les informations au milieu du grand écran hologrammique. Le paysage de montagnes au milieu duquel il naviguait en esprit, ne l’empêchait pas de lorgner du côté de sa compagne d’un jour, empli d’un sentiment d’inquiétude devant ses allers et retours. Dénoncé comme patriarcal pour avoir écarté les jambes en public, numéro 5 était néanmoins doté d’un instinct relationnel aiguë. Il ne fallait pas trop lui en vouloir pour son attitude passée. Il avait dépassé toutes les bornes, plus par inadvertance, que par conviction. La loi était la loi, et il l’avait parfaitement intégrée, et accepté. A l’inverse de la nervosité de sa partenaire qui l’inquiétait avec son ventre rond. Elle était enceinte et il craignait particulièrement ce genre de situation pour l’avoir vécu autrefois. La ruche prévenait que toute expression inappropriée d’hormones devait être, le cas échéant, prise en charge par l’homme de la maison. Rassurer une femme, il n’avait jamais bien compris comment faire. Mais une femme enceinte, ça s’annonçait corsé pour lui. Bon point, il décida d’arrêter la projection hologrammique et d’aller la voir. Elle lui offrit un visage plus serein.
_ « Comment tu vas ?
_ Comment ça comment je vais ? Ca ne se voit pas ? J’ai voulu avoir cet enfant en dehors d’un incubateur ? Tu as d’autres questions ?
_ Non… »
Numéro 5 était retourné s’asseoir tout penaud, et désormais, il attendait dans un silence qui se fit toujours plus épais.
_ « J’aimerais te parler d’une chose.
_ Vas-y ma chérie, tu sais bien que je suis tout ouïe.
_ D’abord, je t’ai déjà dit d’arrêter de m’appeler comme ça. Ce petit nom est ridicule.
_ Et comment je dois t’appeler alors ?
_ Qu’importe, mais pas celui-ci.
_ Excuse-moi.
_ Dis-moi, pourquoi n’es-tu pas allé faire les courses hier, je te l’avais demandé la semaine dernière.
_ J’ai oublié. Tu veux que j’y aille maintenant ?
_ Non, j’ai demandé à Caroline de me rendre ce service. Je voudrais surtout que tu sois un peu plus attentif. J’ai besoin de pouvoir compter sur toi, et là, j’ai l’impression d’avoir un encombrant.
_ Un encombrant ? Tu n’exagères pas un peu ?
_ Et ne me coupe pas, je n’ai pas fini. Tu as toujours cette façon inimitable de m’énerver.
_ Mais comment ça, j’essaie d’agir au mieux et j’essuie encore des reproches.
_ Tu essaies d’agir au mieux ??? C’est comme ça que tu appelles d’oublier les courses, ou de me parler comme à une chose ?
_ Une chose ? Mais qu’est-ce que tu veux dire ?
_ Arrête de faire semblant de ne pas comprendre.
_ Comprendre quoi ?
_ Ecoute, si tu ne te ressaisis pas, je ferai appel à la commission de rééducation. J’ai l’impression que tu as oublié les cours de la ruche et que tu aurais besoin d’une piqûre de rappel.
_ Je ne vois pas pourquoi. Je ne comprends pas ce que tu veux.
_ Imbécile. »
Et elle était repartie dans son coin, arpentant désormais la cuisine, fouillant dans les placards pour y trouver quelque sucrerie qui saurait la calmer. Numéro 5 eut peur pour sa santé :
_ « La ruche t’a ordonné de ne pas manger ce genre de chose, pour le bien de notre enfant.
_ Et maintenant, tu voudrais me diriger, jusque dans mon manger. Ton compte est fait. Je vais te dénoncer à la ruche.
_ Par pitié, ce fais pas ça. »
La sonnette avait retentit, interrompant la conversation. Sa femme avait couru ouvrir la porte à Caroline, et s’était jetée dans ses bras en pleurant. Caroline tentait de la rassurer :
_ « Mais qu’est-ce qui se passe ma pauvre chérie ?
_ Je suis avec un imbécile… » dit-elle en sanglotant.
Caroline avait donné les courses à numéro 5 en lui faisant signe de s’en occuper, puis toutes les deux, elles étaient aller s’épancher dans la chambre. Numéro 5 ne savait plus quoi faire. Le décor s’effaça et numéro 5 comprit qu’il avait raté l’épreuve.
***
Mission : « Accepter le rejet ».
Le restaurant était rempli, exception faite de la table qui attendait numéro 6 et sa compagne, au centre de la salle. Un gentil brouhaha accompagna l’entrée du couple qui se tenait gentiment par la main. Numéro 6 et sa compagne avaient passé un bel après-midi ensemble, en amoureux. Cette sortie de la grotte avait bouleversé le prisonnier. Enfin était-il redevenu humain. Cette femme qu’il ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam, lui avait offert un moment de répit et c’était bête à dire comme ça, mais il s’y était attaché. Une attente irrépressible d’affection qu’il n’avait jamais pu réduire depuis son arrestation, avait enfin pu être satisfaite. Elle était charmante, il avait passé un bon moment et il s’était enflammé. Durant cette épreuve, le rôle du bon mari n’avait pas été difficile à tenir. Ils commandèrent leur menu, puis se firent servir délicatement, tandis que le simili vin leur avait embrumé l’esprit. Ses vapeurs ne s’étaient pas encore diluées lorsque Caroline sortit de son sac son portable. Après analyse ADN, la ruche accepta son déblocage et Caroline demanda les images de la soirée d’hier. Toute fière, elle fit apparaître l’hologramme au-dessus de leur table :
_ « Je l’ai rencontré hier, c’est mon nouveau modèle de compagnon détente. Tu n’es pas jaloux au moins ?
Numéro 6 fit semblant de répondre par la négative.
_ « Oh, il est super. Quand tu n’es pas là, je ne suis plus seule. J’en avais marre de la solitude. Je l’ai choisi pour qu’il te ressemble. Il est très amical. On a passé un bon moment à nous promener main dans la main… »
Numéro 6 devenait de plus en plus sombre et ses « oui » ne masquaient plus sa désapprobation. Mais après tout, elle entretenait la même solitude que la sienne.
_ « Le plus surprenant, c’est sa manière de me prendre. Regarde-ça deux secondes ! »
Et elle avait osé. Au-dessus de leurs restes, à une faible hauteur, mais assez pour que les tables voisines le voient, une scène de sexe était apparue de manière furtive. Alors numéro 6 pensa que tout ce qu’ils avaient vécu depuis cet après-midi, était faux. L’affection qu’il avait reçue, avait quitté son âme, laissant place à une rancoeur folle.
_ « Tu ne dis rien ? »
Numéro 6 cherchait les mots qui ne venaient pas. Puis, il gémit :
_ « Je ne trouve pas cela très respectueux.
_ De quoi parles-tu ?
_ Je ne sais pas, je m’imaginais qu’on avait passé un bon moment, et maintenant je ne sais plus.
_ Mais mon amour, je t’aime. C’est pour cela que je l’ai pris. Il te ressemble !
_ Je n’y arrive pas.
_ Tu ne vas pas me faire le coup de la jalousie ?
_ Je m’excuse.
_ T’es vraiment un connard. Nous passons une bonne soirée tous les deux, et voilà que tu viens tout gâcher avec tes sentiments d’un autre âge. »
Numéro 6 comprit alors qu’il était sur une pente dangereuse. Il se rappela que tout ceci n’était qu’un jeu, qu’il lui fallait réussir cette épreuve et il se reprit en main.
_ « Je ne suis qu’un imbécile. Me pardonneras-tu ?
_ « Ca va, ça va. Je te montre d’autres vidéos ?
_ Oui, vas-y ma chérie. »
Numéro 6 sortit ainsi victorieux de cette épreuve
***
« Mission : se réconcilier et séduire de nouveau sa femme. »
Numéro 7 avait pris contact avec Carine pour qu’ils se donnent rendez-vous. Ils devaient se rencontrer chez lui. Puis quand il s’était fait confirmer le rendez-vous, elle avait voulu être rejointe à mi-chemin de leurs domiciles. Enfin, la veille du rendez-vous, elle ne savait plus si elle devait agréer sa demande. Elle voulait qu’il fasse le chemin. Il accepta. Et juste avant l’heure dite, elle le prévint qu’elle n’était plus disponible.
Numéro 7 ne sut pas quoi faire ou lui dire et il fut éliminé sans autres formalités.
***
« Mission : organiser la parfaite soirée anniversaire de mariage. »
La ruche avait octroyé à numéro 9 une ligne de crédit infinie pour cette soirée anniversaire. Elle comptait bien sur lui pour assurer le spectacle et en cela, elle ne faut pas déçue, ni Laure d’ailleurs, dont on fêtait l’anniversaire, et qui espérait bien passer la soirée la plus mémorable de sa vie. Numéro 9 l’emmena en jet privé à Venise, avec petits fours champagne et tout le toutim. Là ils assistèrent à un banquet costumé. Les amies de Laure la rejoignirent à la fin du repas. Ensemble, ils partirent en boîte de nuit, masqués. Numéro 9 avait payé des chipendales et des gigolos pour satisfaire les appétits de Laure qui n’étaient pas des moindres. Les premiers l’entraînaient dans des danses endiablées, la sollicitant toujours plus, elle, passant de mains en mains, reine de la soirée. Les seconds attendaient leur tour. L’excitation était à son comble, quand numéro 9 frappa des mains. Alors, comme par miracle, la musique s’arrêta et tous les convives revinrent s’asseoir sur les côtés de la salle, qui fut éclairée d’une lumière tamisée. Les masques n’avaient pas été enlevés et chacun se regardait du coin de l’oeil. Alors, un des gigolos se mit à danser pour toutes ces femmes, car à la vérité, peu d’hommes avaient été invités. Et bizarrement, ils s’approchèrent tous de Laure, jusqu’à la serrer de près. La musique devenue plus rythmée, les lumières, les cris, tout invitait à la sauvagerie, et au retour d’une orgie tribale et archaïque. La danse fut de plus en plus explicite, jusqu’à ce qu’un des danseurs invite Laure à une fellation qu’elle accepta avec une gène qui augmenta son plaisir, sous les applaudissements de la foule. Elle pensa devoir poursuivre et le plus viril de la troupe se mit en quête de la satisfaire. Ce qu’il ne fit que trop bien. Puis numéro 9 vint l’embrasser pour la reprendre sous son aile tandis qu’au comble de l’excitation, quelques unes de ses amies se laissaient un peu aller. Le couple les quitta pour prendre un bateau, puis un yacht. Après une rapide douche et quelques nouveaux ébats, ils purent assister au lever de soleil sur l’éternelle italie, la vitre de la chambre entrouverte, laissant passer des effluves salines, et la vision de flots calmes qui s’étendaient à l’infini, le soleil orange d’un matin calme se mirant dans le bleu naissant. La ruche coupa l’émission à ce moment là, et autant dire que numéro 9 passa l’épreuve haut la main en ayant engendré un pic d’audience comme il ne s’en était jamais vu depuis l’invention des retransmissions hologrammiques. Chacun gardait en mémoire cette soirée comme d’un idéal de réussite. Ce faisant, ils savaient pour quoi ils devaient travailler et gagner de l’argent.
***
« Mission : convaincre sa femme qu’on n’est pas un horrible patriarcal. »
Un bâtiment officiel matérialisait la ruche. Pas tant qu’elle en eut besoin à cause de ses capacités de gestion de la population, mais plutôt pour imprimer l’image de son pouvoir dans l’esprit des gens de médicis. A l’intérieur de cette sorte de parlement, un grand restaurant huppé dont l’accès était réservé aux huiles, était connu à demi parmi la population, pour posséder un service d’exception. Il était approvisionné en vraie nourriture qui poussait sur des arbres, et même se disait-il, de viande qui venait d’animaux sacrifiés pour l’occasion dans des lieux tenus secrets. Donald qui avait eu le choix, et qui avait gardé un bon souvenir de son aventure culinaire en territoire charnu, avait demandé et obtenu l’autorisation d’y réserver une table pour la prochaine épreuve.
Convaincre sa future femme qu’il n’était pas un horrible patriarcal. Il y a peu, il aurait eu peur. Il aurait entrevu les terribles conséquences d’un échec. Or depuis qu’il avait commencé à douter de la ruche, il avait aussi pris de la distance avec son discours. Et loin d’en avoir été troublé, il maniait désormais le faux et le vrai avec plus d’habileté. Elles avaient voulu que Donald leur donne tout jusqu’à renier ce qu’il était. Et ayant accédé à leur demande, il avait tout perdu. Que leur devait-il exactement ?
L’actrice qui jouait le rôle de sa femme était hideuse. La production avait trouvé particulièrement marrant de le voir s’aplatir face à un laideron devant qui la moindre discrimination le pousserait vers la porte. Cette situation avait troublé Donald tandis qu’ils s’installaient à la table. Il n’en laissa rien voir bien entendu. Il avait pensé en rester déconcerté, puis il s’était repris. Il n’en était plus à un mensonge près.
« _ Mon bel amour, combien tu m’as manqué.
_ Tu dis ça pour me flatter.
_ Pas vraiment. C’était long dans la grotte. »
Le repas avait défilé de banalités en banalités, l’inévitable discussion se rapprochant. Après le dessert, Donald, en mâle averti, décida de prendre les devants :
« _ Je sais ce qu’on t’a dit sur moi, que je ne respectais pas les femmes, que j’avais des tendances au patriarcat, mais il n’en est rien. J’ai toujours respecté les femmes, et il ne me viendrait pas à l’idée de dévier à l’avenir.
_ Pourtant… ce comportement inapproprié…
_ Je m’excuse pour tout ce que j’ai fait, je te promets de ne plus recommencer à l’avenir.
_ Et toute cette violence que tu as en toi, tu as bien conscience qu’elle est là ?
_ J’avais été mis en garde durant l’enfance. Mais il fallait l’expérimenter pour comprendre à quel point notre nature d’hommes est déchue. Je sais désormais ma faiblesse. Elle n’est plus une question livresque, et à l’avenir, je saurai la gérer. »
La production qui soufflait les phrases à l’actrice, décida de faire monter les enchères.
« _ Je ne te crois pas. Un patriarcal restera toujours un patriarcal.
_ Comment puis-je te convaincre, je n’ai que des mots, et un lourd passé de péché derrière moi. Ah je ne sais plus comment faire… Tu ne veux plus croire en moi ?
_ Je ne sais pas. »
Donald savait où la production voulait le conduire, et il collabora allègrement.
« _ Tu ne peux pas me laisser sans amour. Je ne tiendrai pas sans toi. »
L’actrice qui ânonnait semblait troublée. A cause de sa laideur, ce genre de mots, ne lui avaient jamais été adressés. Ils lui faisaient découvrir tout un univers chaleureux, fait d’entente et de douceur. Elle aurait voulu croire Donald, et si au début de leur rencontre, elle aurait été beaucoup plus agressive que l’IA, désormais elle se serait voulue plus lascive. La production qui voulait continuer le jeu des excuses n’obtint pas gain de cause. Contre toute attente, l’actrice décida de lui céder en allant dans le sens de Donald.
« _ Qu’est-ce que tu veux exactement ? »
Tout se décidait enfin pour Donald.
« _ Je veux que nous quittions cet endroit, que nous prenions une chambre et que nous fassions ce qu’un mari et une femme doivent faire ensemble quand ils s’aiment. »
L’actrice était devenue toute rouge. Le public était sur le vif. La production ne décolérait pas. L’humiliation au programme avait cessé. Il fallut pourtant accéder à la demande de chambre et ouvrir toutes les portes de l’hôtel pour eux. Ils s’empressèrent de les accréditer. Donald et sa nouvelle femme prirent un numéro au hasard et ils se retrouvèrent au milieu des fastes de la ruche, surpris eux-mêmes que de telles pièces puissent exister. Un lit de 3m sur 3m, n’encombrait pas cette pièce haute et lumineuse, meublée avec du vrai bois et une vraie baie vitrée. Avec stupeur Donald et sa nouvelle compagne la touchèrent pour en ressentir la texture, ce qui augmenta l’excitation de l’actrice et la circonspection de Donald. Les téléspectateurs de la ruche se moquaient d’eux. Ils les considéraient à l’égal de provinciaux débarqués tout juste de leur trou, sans imaginer le choc qu’ils auraient éprouvés eux-mêmes face à cette réalité palpable.
Il fallut pourtant que Donald en revienne à son objectif premier. Il fit face à la bête, ses cheveux colorés trop fins et qui laissaient voir son cuir chevelu, peut-être à force de teintures agressives, ses bras débordants, ses jambes maigres, son anneau dans le nez, son treillis, un laisser aller sans générosité, une décadence morale qui transpirait de partout, une volonté commune d’originalité, une sujétion à la ruche jusqu’à l’effondrement individuel, image déformée de déesse mère sans descendance.
Mais il est des monstres qui peuvent attirer. Et tous les monstres veulent être aimés. Donald la contempla avec concentration, puis mit la main sur sa joue. Son pouce glissa sur sa lèvre pour se loger dans l’encoignure. De nouveau, elle rougit. Embrasser ce qu’on ne peut empêcher. La situation lui demandait de survivre, et pour ce faire, il était prêt à tout. Les reines voulaient le voir baiser un laideron et se salir, ou mieux, le voir renoncer. Eh bien, il le ferait en prenant du plaisir. Il serait leur dupe.
Si techniquement, Donald dut penser à Caroline de temps en temps alors qu’il l’usinait, il ne s’en tira pas si mal. Le public en tout cas, éprouva une sorte de compassion à son égard.
***
N°7 fut éliminé. N°5 n’avait pas démérité, mais n°7 l’avait surpassé par l’indifférence feinte dont il avait été payé.
Chapitre 1 : Le mariage de Caroline
Chapitre 2 : Donald arrive chez Caroline
Chapitre 3 : La cérémonie de mariage
Chapitre 4 : La cuisine et le suicide
Chapitre 5 : la grand messe hologrammique
Chapitre 6 : Un papa parfait
Chapitre 7 : La scène
Chapitre 8 : Le patriarcal derrière les barreaux
Chapitre 9 : Le petit voyage de Donald en prison.
Chapitre 10 : La danse du feu.
Chapitre 11 : Les fées du logis.
Chapitre 12 : La décharge.
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