La ruche avait retrouvé les élans de ses débuts. Près de la machine à café, les conversations tournaient autour des héros emprisonnés. Chacun exprimait ses préférences sur tel ou tel candidat. Il se mettait à la place d’un personnage auquel il était plus sensible, désirant le sauver, et que ses ennemis retournent au cachot. Et puis, lorsque son préféré avait été éliminé, la rage redoublait contre ceux qui restaient. « mon champion aurait pu tenir » face à « ces horribles patriarcaux qui étaient vraiment malsains » contrairement au « malheureux candidat qui avait été condamné sur un quiproquo ». Oh dans son tout petit coin, il aurait voulu faire justice. La justice, c’était de regarder, et de donner son opinion, pour faire partie de la ruche. De son regard voyeur, ce quidam fouillait donc la grotte pour confirmer factuellement ses attirances ou ses répulsions. Une irrépressible pulsion le pressait à se serrer ainsi contre les autres et à se retrouver uni, même en désaccord, surtout en désaccord. Enfin, la divergence d’opinion était permise. Et il s’y engouffrait comme si son existence ne tenait qu’à elle. C’était sa minute de l’amour. Il aimait enfin, et rejetait le mal loin de lui. Il croyait surtout, à la ruche, à la rédemption, aux reines, à Luc Fréminot, mais surtout à son chouchou, et à l’avenir qu’ils construiraient tous ensemble. Lui-aussi avait chuté, et lui-aussi se relèverait comme ces patriarcaux. Et à la fin, on l’aurait cette société de l’amour, qui dépasserait les sexes, les classes et je ne sais quoi encore.
A cette époque, leur naïveté et leur fragilité me surprenait avec vigueur. Je les voyais crûment comme si le monde hologrammique n’était déjà plus. Et je riais avec Luc Fréminot, ou avec ces reines de pacotille, qui se faisaient enculer en jouissant de leur subordination. Moi, le nègre qu’on payait pour ça.
Elles ne mentaient pas en ma compagnie. Et moi non plus. C’était le privilège d’accéder aux hautes sphères de pouvoir. J’avais parfaitement conscience que ma parole ne serait jamais crue dans la ruche et que j’y perdrai ma situation, voire ma vie, si je répandais la vérité hors de mon cercle. Alors je me taisais. Ou plutôt, nous parlions librement, avec mes partenaires, et dans l’intimité d’une relation interdite. Je dis « elles » parce que plusieurs de nos dirigeantes faisaient appel à mes service. Elles aimaient se faire baiser par le même homme. Je crois que cela renforçait leur sentiment de soumission, et donc leur plaisir. Pour vous dire à quel point notre relation était libre, une fois, j’avais entamé cette conversation avec la reine principale :
_ « Pourquoi vous les prenez pour des cons ? »
Et elle m’avait répondu en riant :
_ « Mais nous ne pouvons pas faire autrement.
_ Des excuses…
_ Nous avons déjà fait plusieurs essais pour réintroduire un peu de sincérité.
_ …
_ Ils ne veulent surtout pas savoir petit patriarcal. Ils veulent être guidés. Les reines toutes puissantes les soulagent de prendre des décisions. Le jour où nous nous sommes essayées à la sincérité, nous avons failli être renversées… Depuis, finies les bêtises. Nous leur apportons ce qu’ils souhaitent. Nous créons des polémiques, vites oubliées, qui les distraient. Plus c’est loin d’eux, plus c’est clair dans leur tête. Nous votons des lois pour défendre « la grandeur de la ruche ». Et ils sont contents que la ruche à laquelle ils se sentent unis, soit défendue. Nous sommes méchants avec les méchants et gentils avec les gentils, pour rassurer leur désir infantile de justice, tout en brimant les consciences libres qu’ils excècrent. Nous chassons le patriarcal parmi eux, et surtout pas aux plus hauts sommets de la ruche. Nous jouissons dans l’inégalité et nous leur offrons cette indifférenciation qui les déchire mais qu’ils affectionnent tant, parce qu’au fond, ce sont des jaloux. Ils préfèrent chuter qu’autoriser la réussite de leur voisin. Nous nous en servons de cobayes pour nos expériences sociales ou médicales, et ils sont contents de pouvoir se sacrifier pour une grande cause. Nous les baisons. Mais ils en redemandent. Comme moi, avec toi. »
Et elle avait ri, elle avait ri en me serrant les couilles. Puis elle s’était servie un verre de vrai alcool tout en croquant un bon morceau de viande crue et tendre, d’un nom qui m’était inconnu un « tournedos » à ce qu’elle m’avait dit.
_ « Et aucun pour se révolter ? »
Elle avait failli s’étouffer la bouche pleine :
_ « Petit sot. »
Elle avait avalé rapidement sa bouchée pour me corriger séance tenante :
_ « Le tout petit nombre qui a échappé au formatage depuis l’enfance, ou aux contraintes sociales, nous les laissons s’exprimer. Ils entretiennent le golem sur nos réseaux dans l’espoir de faire de l’audience. Difficile de se battre sans espoir, c’est vrai. Or comme ils ont conscience de la contradiction, ils disent qu’ils vont retourner notre outil à leur avantage. Oh que tu me fais rire. Pas besoin de les contrôler. Ils se contrôlent très bien tout seul. Ils ne veulent surtout pas voir que nous prospérons grâce à chacun de leur renoncements. Nous encadrons le permis et l’illicite. Et ils pensent entre les bornes que nous leur assignons. Ou bien ils perdent pieds et de l’avis commun, il faut les enfermer. Si par malheur, ils arrivent à comprendre tout en respectant le permis et l’illicite, nous les censurons. Très peu en arrivent à ce stade… Et tous participent au mensonge. Car ils auraient d’autres moyens pour s’exprimer. Mais ils ne le veulent pas, par désir de reconnaissance. Finalement, ils prennent les gens du peuple pour des personnes incapables d’autonomie tandis qu’eux-mêmes, sont inaptes en la matière. Ils misent sur un hypothétique changement qu’ils voudraient incarner alors que leur comportement parle contre eux. D’ailleurs, si tu savais le nombre de dirigeants de la ruche qui ont d’abord été l’un de ces petits rebelles, tu serais surpris. Nous avons besoin de leurs compétences intellectuelles pour continuer à faire tourner le système. Les réseaux, ou l’enseignement, nous servent à les repérer puis à les corrompre. Nous les faisons manger au râtelier, le plus tôt possible pour éviter qu’ils ne se perdent trop loin dans la nature.
_ Aucune reine pour se lever ?
_ Pourquoi voudrais-tu que les reines se lèvent. Tu ne comprends pas. Ce n’est pas les reines le problème, c’est toi. C’est moi, c’est nous tous. Qui va se sacrifier ? Pour quelle raison ?
_ Il suffirait de bonnes lois.
_ Il faut que la loi soit absurde. Ou tout au moins, que son application le soit. Les règles mauvaises éduquent à l’obéissance. Si elles étaient justes, nous perdrions notre autorité. Les citoyens de médicis se référeraient à elles plutôt qu’à nous. T’es-tu déjà réellement demandé pourquoi tous ces panneaux hologrammiques « stop piétons » dans la rue, soit disant pour la sécurité de nos petits n’enfants, alors que des personnes se font écraser à l’arrêt à cause d’eux ? Non, tu préfères t’arrêter. C’est agréable. Comme tous les autres. Ils s’imaginent responsables quand ils obéissent sans avoir à réfléchir. Ils disent « mais où irait le monde si chacun faisait ce qu’il voulait« . Entre l’obéissance et le crime, rien n’existe pour eux, mais surtout, rien ne doit exister. Je vais te dire la vérité, telle que je la pense : ce sont eux, les pires des criminels, pas ceux qui assassinent, pas ceux qui volent, pas nous qui édictons ces lois. Ils jouissent intérieurement de leur toute puissance et si la règle leur ordonnait de tuer les reines, ils se précipiteraient sur nous, et nous déchireraient sans état d’âme. Ils méritent ce servage qu’ils appellent de tous leurs voeux. Ils se plaignent parfois de leur malheur, mais c’est pour pouvoir devenir encore plus irresponsables. Allez, oublie tes sottises et rapproche toi de moi. Profitons du peu d’autonomie qui est la nôtre, avant d’être augmentés. Dis-moi petit patriarcal, que penses-tu que nous dussions entreprendre l’année prochaine : réintroduire quelques émissions hologrammiques nouvelles, augmenter les crédits sociaux d’intelligence artificielle, sanctionner plus durement les contrevenants aux règles de la ruche ? Dis-moi… J’ai envie de me laisser guider. Je suis tellement fatigué… sauf dans tes bras. »
Et cette salope m’avait embrassé langoureusement. Le pire, c’est qu’elle appliqua les mesures que je lui avais suggérées, à la lettre. Et je dois avouer, que j’en ressentis comme d’une fierté. J’étais reconnu et puissant. Je compris ce jour là combien l’exercice du pouvoir était exaltant. Il suffisait de mentir à des enfants dont le désir le plus profond était de rester des enfants, tout en leur parlant comme s’ils étaient des adultes, pour être le seul à le devenir. Ce n’était plus moi la pute.
Peu de temps après, l’idée me vint d’écrire le livre. User de mon pouvoir de nègre n’était plus suffisant. J’avais touché du doigt le ciel, il fallait que j’y entre de plein pieds, en chiant sur la gueule de tous ces mollusques que je dominais de ma position de pute, et qui seraient impuissants à réagir si par le plus grand des hasards, ils accédaient à sa lecture. Voilà donc ce livre que je vais poursuivre en vous racontant l’histoire vraie, telle qu’elle s’est déroulée vraiment, non telle qu’elle vous est racontée dans les manuels d’histoire de la ruche et dans les journaux télévisés. Pas un seul mot de science fiction n’y a été rajouté, surtout pas. Vous êtes comme moi. Vous aussi, vous préférez saccager des territoires vierges.
***
Numéro 3 portait un pantalon léopard et il était outrageusement maquillé. Remarque comme les autres. Il s’était pris à dandiner du cul pour coller au rôle. Et chaque pas qu’il accomplissait en avançant sur le podium accentuait le rythme de la musique et les mouvements de son corps. Difficile à reconnaître, il avait cherché dans le maquillage comme d’un moyen pour se masquer. Il mimait la féminité jusqu’à outrance. La foule en délire applaudissait, criait, huait face à ce carnaval revisité. Chacun y allait de ses remarques féministes pour dire « ô combien les patriarcaux faisaient moins les malins désormais », « qu’ils savaient désormais ce que ça faisait d’être dans la peau d’une femme », ou « que le monde de la tolérance et de l’acceptation des différences était en marche ». La rééducation battait son plein et chaque petite phrase assénée sans y prêter garde, asseyait la pensée dominante de la ruche. Les reines acquiesçaient. Il fallait bien que le petit peuple s’amuse malgré de légers débordements.
Plus que de jubiler, Luc Fréminot avait été surpris par une petite érection en public qui l’avait perturbé dès le début du spectacle. Honteux et rouge, il avait quitté la salle de projection du tribunal pour reprendre contenance aux toilettes en se passant de l’eau sur le visage. Beaucoup d’huiles s’étaient rassemblées dans le palais pour partager un moment de détente en profitant du plus grand projecteur hologrammique de médicis. Mais pour Luc Fréminot, la fête était finie. Pris d’une rage soudaine, il était retourné au bureau et avait sorti un des dossiers en instance. Depuis tout à l’heure, il ne songeait plus qu’à ce refus de copulation. Il avait cette image de mari en tête et avait éprouvé une haine soudaine à son encontre, au-delà de toute limite. Un homme avait renoncé à faire son devoir envers sa tendre et légitime épouse, refusant ainsi de perpétuer la ruche. Luc Fréminot devait travailler pour qu’il ne s’en sorte pas comme ça, pour le moins, qu’il soit condamné à suivre un stage de rééducation après sa destitution mariale. Tandis qu’il griffonnait sur son dossier immatériel, le spectacle continuait.
Déjà numéro 9 était sur scène et bénéficiait des faveurs du public. Lui, avait joué la carte prude, avec une longue robe de mémère à fleurs et un chignon d’il y a deux siècles. Son habit austère contrastait avec ses soubresauts sur le podium. Il faisait sauter son bassin en avant, les jambes écartées. Puis arrivé au bout, avant de se retourner, il s’était mis à 4 pattes et tel un animal, avait remué son postérieur de manière suggestive et outrancière. Les filles s’étaient mises à crier. De nouveau debout, il avait remonté légèrement sa robe, découvrant ses mollets, en se tenant la mâchoire, la main à l’envers, avec l’air d’être gêné. Le public en avait raffolé. Evidemment, il ne serait pas éliminé.
Il ne restait plus que Donald qui avait dû travailler sur lui pour participer à une telle mascarade. Cependant, et contrairement aux autres, il avait désormais son objectif. Et ce dernier lui commandait de se plier à toutes les circonvolutions pour arriver en finale. Se travestir faisait partie du jeu ? Soit. Il allait jouer les femelles de compétition, le transmachin, l’hybride cis, le singe sexuel. Alors il choisit de faire contraster sa force virile et son habillement. Il renforça ses traits masculins en utilisant une fausse barbe très épaisse, dans des habits roses. Et il réussit l’exploit de se transformer en caricature de la caricature. Le public ne savait pas si c’était du lard ou du cochon. Mais comme il joua son rôle à la perfection, la foule finit par adhérer à sa mise en scène. Eh quoi ? Ne fallait-il pas respecter toutes les tendances au sein de la grande ruche ? La femme à barbe, privée de ses attributs, représentait probablement un modèle indépassable de tolérance après lequel il faudrait revenir à la pire des réactions pour proposer un changement. Alors, s’était dit Donald, pourquoi ne pas pousser à terre ce fruit trop mûr ?
Même si elle s’en serait défendue, le vrai but dans la ruche n’était pas vraiment la tolérance, mais le mouvement. Hier réactionnaire, elle était très ouverte, et demain elle serait de nouveau réactionnaire. Tout comme le fil d’actualité incessant, avait une fonction hypnotique et privative de mémoire, la tolérance dans la ruche n’avait pas pour objectif elle-même, mais le divertissement. Sans elle, la croyance se serait effondrée et la prise de médicaments aurait explosé. Déjà que médicis avait du mal à fournir tout le monde. Alors sans tolérance, sans réactionnaires demain, c’était la crise de pharmacopée assurée. Puis la crise des consciences qui s’en suivrait. « Pas de ça chez nous » avaient crié les reines d’un seul mouvement. Elles préféraient largement voir Donald brouiller les lignes plutôt que l’ennui ne s’installe.
A l’inverse, Donald usait de tout son génie pour retourner les règles du jeu, en mélangeant masculinité et féminité dans des gestes burlesques qui ravissaient les auditeurs en quête d’extravagances. Le public riait de ses frasques qui révélaient de ces mensonges qu’on se disait entre voisins. Les féministes maugréaient. Certaines en appelaient à la tolérance. Elles ne savaient plus. La dispute entre elles aurait lieu plus tard.
La seconde partie du spectacle fut déclarée obligatoire pour les enfants. Une sorte de monstre démoniaque apparut sur scène où tous les candidats avaient été rassemblés. Le monstre ni homme ni femme avait des cornes de satan, et une queue de diablotin. Son visage était plein de paillettes et son maquillage exagérait ses faux cils longs et noirs. Son juste au corps laissait voir ses cuisses grasses en recouvertes d’un bas résille. Une traîne de mariée surplombait son postérieur. Il se mit à danser sur la musique au rythme des applaudissements, son balai en main, mimant la sorcière ou bien la soubrette ramassant la poussière, en se baissant pour montrer tous ses attributs outrageusement. Il passa devant chacun des candidats en se trémoussant.
C’est n°9 qui se prit le plus au jeu, et qui l’accompagna dans ses mouvements. Durant 5 bonnes minutes ils dansèrent ensemble sous les acclamations de la foule. Puis, le monstre changea soudainement d’attitude avec lui. Il commença à le molester doucement avec son balai, lui donnant de ci de là, quelques coups. Numéro 9 ne sut pas trop quoi en penser, au début. Mais pris par les acclamations du public, et par l’obligation qu’il se faisait de gagner l’épreuve, il accepta les légères brimades. Les violences devinrent de plus en plus fortes et numéro 9 commença à faire de l’huile. Gêné et pourtant incapable de réagir, il se laissa faire. Arriva alors ce moment où il dut tout accepter sans avoir à réfléchir, pour se préserver intérieurement. Il ferma les écoutilles, son visage d’ailleurs devint hermétique, et il sembla participer en toute conscience à ce jeu sado-masochiste.
Pourtant, N°9 avait déserté son esprit. Il ne devrait jamais plus se souvenir clairement de ce qui arriva par la suite. Son corps, pas plus que sa mémoire, ne lui appartenaient encore. Il était le jouet d’un autre qui le dirigeait absolument. Dominé par le monstre et par la foule, ou plutôt, par son propre désir de gagner et de se faire accepter par le groupe, il finit par se retrouver à 4 pattes, en train de se faire fouetter à coup de balai. Le monstre lui ordonna de jouir. Et n°9 fit semblant d’y prendre le plus grand plaisir.
Alors le monstre baissa la robe de n°9, emportant la culotte en même temps, et son cul blanc apparut aux yeux de tous, de profil. Puis il enfonça le manche du balai dans son cul à une profondeur de 5 bons centimètres tandis que n°9 mima un plaisir qu’il n’avait pas. Le monstre accéléra les va et vient tandis que n°9 devait suivre les mouvements du balai pour ne pas être déchiré, toujours au rythme de la musique. La foule se tordit de rire. C’est à ce moment là que Bilosakis revint sur scène pour mettre fin à la performance et déclarer que n°9 était éliminé.
Malgré toute son absence, n°9 devint livide à la nouvelle. Il avait joué le jeu pour survivre et il ne faisait plus partie du game. Il ne comprenait pas non plus pourquoi cette foule qui l’avait tant soutenu, semblait se réjouir de son départ. Le monde tournait autour de lui alors qu’il perdait conscience. Il s’effondra à terre pendant que le public s’étouffait suite aux réflexions de Bilosakis « N°9 a ses vapeurs ». La dérision empêcha le moindre mouvement de compassion. Et l’affaire fut pliée ainsi tandis que tous les autres candidats rentrèrent dans la grotte tremblant de terreur.
Revenu dans son cocon, N°5 se mit à chouiner comme une gonzesse tandis que n°3 tentait de le consoler en le prenant par l’épaule. Donald avait transformé cette humiliation en rage, alors que tous sentaient au fond d’eux, que la chute d’un seul avait été celle de tous. C’était le patriarcal qu’on avait voulu brimer en eux. Et ils avaient réussi ces jean-foutre !
Numéro 9 revint le lendemain pour prendre ses affaires, avec ce même air absent de la veille. Plus encore, il semblait s’être vidé. L’océan de sa présence s’était retiré et laissait voir dans ses yeux un désert pâle et nu sur des kilomètres. Personne n’osait aborder ce fantôme blanc comme un linge, de peur de provoquer son évaporation. N°3 voulut pourtant le prendre par les épaules en signe de camaraderie. N°9 le repoussa, lui sauta dessus, puis le plaqua au sol et se mit à l’étrangler. Les autres, tétanisés, ne réagirent pas tout de suite. Puis il fallut les séparer avant qu’il n’y ait un drame. Mais n°9 ne se laissait toujours pas faire. Il criait désormais « Laissez-moi, laissez-moi ! » Alors on finit par le laisser. Les audiences battaient des records. N°9 continua à rassembler ses affaires comme si rien n’avait eu lieu, le regard plus renfrogné que jamais. Puis il quitta la grotte sans un mot. Derrière lui, il laissait ses camarades dans l’expectative. N°3 brisa le silence durant le repas de midi :
_ « Ce n’est pas normal.
_ Ce n’est pas normal, ce n’est pas normal, gna gna gna… Tu veux dire qu’il a bien mérité ce qui lui est arrivé. Il a joué les putes, il s’est fait attraper par la patrouille », lui rétorqua n°4.
_ « C’est comme cela que nous sommes récompensés de jouer le jeu ?
_ C’est ainsi. »
Numéro 5 osa :
_ « Nous ne connaissons pas les motivations profondes de la ruche. Qui sommes-nous pour la juger ? »
Puis ce fut au tour de n°6 :
_ « Un de plus, un de moins, cela ne change rien. Au contraire, nous voilà sauvés grâce à son élimination. Franchement, je l’ai déjà oublié. Et vous devriez faire de même. Nous sommes des hommes. Nous devons travailler au service de la ruche sans nous poser de questions. Pas comme n°9. Pas comme toi n°3. »
Mais n°3 ne pouvait l’accepter :
_ « Il a fait ce qu’il a pu. Il a fait plus qu’il a pu. Je ne vois pas où tu veux en venir ???
_ La ruche a voulu nous montrer que nous lui devions une confiance aveugle. Nous ne sommes rien. La ruche est tout. Surtout que nous sommes des parias. Nous avons mérité de subir toutes ces épreuves. Plus que tout autre, nous devons travailler pour retrouver une place au sein de la ruche, et montrer l’exemple. En jouant ce petit jeu, d’ailleurs comme toi n°3, n°9 a fait preuve d’orgueil. Il a cru qu’il pourrait manipuler la ruche à son propre profit. Il s’est gargarisé de son action. Il a été sanctionné pour ça. La ruche mange ceux qui vivent sur son dos en oubliant leur place réelle. Rien de plus juste.
_ Alors nous devons oublier n°9 ?
_ Pour moi, c’est comme s’il n’avait jamais existé. »
Donald était d’accord avec tout ce qui s’était dit. Il s’était souvent fait la remarque que les points de vue contradictoires étaient tous vrais dans un débat, que toute discussion se situait sur un autre plan, plus élevé, qui échappait à la plupart des locuteurs. Chacun ne comprenait qu’au niveau qu’il lui était permis de comprendre, une petite parcelle de vérité. Il fallait oublier n°9. La ruche l’avait traité de manière injuste. Il ne fallait pas oublier n°9. La ruche avait agi de manière juste. N°9 était tout. N°9 n’était rien. Ils n’étaient que des numéros négligeables à l’échelle de l’histoire. Leur valeur était inestimable. Tout autant de propositions vraies. Il fallait seulement trouver la bonne articulation. Alors Donald revit la croix en esprit. Puis une chaleur inonda son coeur. Alors que n°9 était parti depuis longtemps et que Donald ne s’était pas exprimé du repas, il cria en direction du plafond :
_ « Je t’aime n°9. Reviens n°9. Tu me manques n°9. »
Si les autres le prirent pour fou, leur âme se souleva. N°3 et 5 eurent la larme à l’oeil. Et n°3 renchérit :
_ « Je t’aime n°9, je t’aime n°9… » puis il s’effondra sur la table.
Bizarrement, suite à cet incident, l’ambiance fut beaucoup plus légère, non seulement dans la grotte, mais aussi dans toute la ruche où une lame de fond sentimentale semblait s’être répandue et avoir brisé des chaînes invisibles. Personne ne fit cas de cette discussion, sauf pour se rappeler que Donald était complètement fou. Pour ainsi dire, elle ne fit aucun bruit, mais changea ce qui avait de l’importance.
***
Chapitre 1 : Le mariage de Caroline
Chapitre 2 : Donald arrive chez Caroline
Chapitre 3 : La cérémonie de mariage
Chapitre 4 : La cuisine et le suicide
Chapitre 5 : la grand messe hologrammique
Chapitre 6 : Un papa parfait
Chapitre 7 : La scène
Chapitre 8 : Le patriarcal derrière les barreaux
Chapitre 9 : Le petit voyage de Donald en prison.
Chapitre 10 : La danse du feu.
Chapitre 11 : Les fées du logis.
Chapitre 12 : La décharge.
Chapitre 13 : Rédemption.
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