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(lagrandelibération#15) Il s’appelait Anthony

L’image des enfants de n°3, 4, 5, 6 et 10, presque palpable, leur faisait face. La grande intelligence avait fait des miracles. Chacun de ces pères n’en revenait pas. Les voix, les gestes, les regards, le ton de la parole, tout correspondait avec exactitude. Non, pas avec exactitude, mais sans écart. Le mensonge s’était fait réalité. Il était impossible de résister à ses tripes, à ses impressions, à sa propre descendance, affichée là et qui leur manquait.

Numéro 4 s’était mis à chialer. Il voulut tendre le bras vers le champ magnétique qui lui donna l’impression de la chair. Puis il palpa pour vérifier encore et encore. Mais dans le regard de sa progéniture, une dure indifférence l’accusait. Alors il recula instinctivement.

Les pères étaient assis sur des bureaux d’école trop petits pour eux, devant un tableau hologrammique, avec Billosakis qui leur expliquait la prochaine épreuve. Il avait prit un ton docte et grave, conscient que l’avenir de la ruche se jouait ici même. Oui, cette toute petite émission allait changer les coeurs du mâle :

_ « La prochaine génération verra le patriarcat disparaître. Elle n’aura plus même idée de l’oppression. Nous aurons supprimé la question et il n’y aura plus de problème. Vous allez le voir, vous allez le comprendre en ce jour. Vous allez voir le travail que nous avons accompli avec vos propres enfants. Ils sont l’avenir, ils sont ceux qui feront accoucher cette société nouvelle que nous attendons tous avec impatience, dénuée d’exploitation, dénuée de misère, sans pleurs. En attendant, il va falloir beaucoup pleurer, car pas d’avènement sans son lot de peine et de sacrifices. Dans ce cadre, je vous propose la remise en question, l’examen de conscience, l’autocritique, la confession publique, tant de moyens de progrès personnels mis au service de la ruche. Car n’en doutez pas, si le monde croule sous les assauts du patriarcat, la cause n’en vient certes pas de la ruche qui se bat de toutes ses forces contre. La grande cause est en vous. Vous, patriarcaux, vous êtes responsables de la situation. Et vous vouliez transmettre vos déviances aux enfants ! Pas de ça chez nous. Il n’aurait plus manqué que la ruche vous laissât faire. Alors nous avons réfléchi, nous nous sommes creusés le cerveau pour savoir comment vous réformer, et nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen que vos propres enfants. Dans leur candeur, ils sauront vous faire plier. Dans leur innocence, vous verrez votre propre culpabilité. Dans leur bonne volonté, vous comprendrez tout ce qui vous sépare du bien, du vrai et du beau. L’enfance est belle, grande et vraie. Ce sont les adultes qui pervertissent la société, foutus adultes que nous sommes et qui saccageons les êtres les plus faibles qui soient, ceux qui sont à notre portée, la chair de notre chair. Mais il suffit. Je ne suis pas celui qui va vous redresser maintenant. Cette tâche leur est confiée à eux, et vous allez voir, j’en suis certain, ils vont faire des merveilles ! Sortez tous, exception faite de n°3 avec son fils. »

Billosakis s’était fait obéir. Il ne restait plus que dans la pièce, n°3, assis devant son fils, un tout petit bonhomme qui semblait parler comme un homme, à l’âge de 3 ans.

_ « Mon cher géniteur, tu as écrit et écrit à maman, des messages et des messages à la suite, jusqu’au harcèlement. Tu as fait souffrir maman. Tu l’as fait pleurer. Jamais je ne te pardonnerai.

_ J’aime votre maman et je voulais la récupérer.

_ Tu l’aimes et tu la fais pleurer. Tu es une ordure géniteur. Tu es un incapable, un monstre violent. Pour ta punition, tu vas lui envoyer un nouveau message. Ecris sur la tablette hologrammique, sur le clavier virtuel « Je suis une ordure » ».

Quand n°3 eut fini, alors son fils s’approcha. Il observa son travail à ses côtés, d’un regard sans émotion, et lui demanda de recommencer encore une fois, et encore une fois, et encore une fois, haussant le ton à chaque fois, et l’humiliant de plus en plus. Le travail de n°3 était retranscrit en grand sur le tableau hologrammique afin que le public puisse juger dudit travail. Enfin, l’enfant finit par dire :

_ « Cette tablette est trop évoluée pour un patriarcal. »

Il se dirigea vers le bureau du maître, il fouilla dans les tiroirs, et il alla chercher du papier et un crayon des temps anciens. Puis il les jeta au visage de n°3 en lui disant « écris père ».

N°3 répondit tout tremblant :

_ « Mais qu’est-ce que vous voulez que j’écrive encore ??? 

_ « Je suis une ordure », tu n’as pas assez bien travaillé la première fois.

_ Mais je n’ai jamais écrit avec ces instruments.

_ Je vais te montrer. »

Alors l’enfant saisit le crayon et forma de jolies lettres qui imitaient la police de caractère de la tablette.

_ « Tiens », lui dit-il d’un ton méprisant en lui tendant le crayon. N°3 commençait à avoir la trouille. Mais il obéit. Il ne savait pas tenir le crayon et il s’aida de son autre main, alors son enfant lui mit une gifle en lui disant « Imbécile ! Travaille avec une seule main. Tu veux me faire honte devant tous mes camarades ? ».

Presque tous les téléspectateurs s’esclaffèrent. 

N°3 se répétait en lui-même les mantras de la ruche afin de se contenir, et justifier le comportement de son fils: « les enfants ont raison, les enfants sont innocents, les enfants sont l’avenir, les enfants sont purs… » et plus il multipliait les efforts pour écrire convenablement, plus son enfant l’humiliait.

Ce ne fut pas la pire des scènes que ces pères eurent à subir. N°4, devenu fou, à côté de la plaque, chialant devant son petit, craquant après toutes ces semaines d’emprisonnement, s’était mis dans l’idée d’obtenir de lui un peu d’affection, une parole rassurante, un regard. Or l’autre l’évitait et lui reprochait son comportement : « Tu veux des embrassades alors que tu as insisté dans le regard d’une femme ! Tu ne mérites pas d’affection. »

Et n°4 acquiesçait, espérant ainsi retrouver ses bonnes grâces : « Pardonnez-moi fils, je ne suis qu’un pauvre papa. Vous m’avez tant manqué. Venez dans les bras de votre papa et donnez-lui la force de faire mieux à l’avenir. »

L’intelligence artificielle s’embrouilla quelques secondes. Elle n’arrivait pas à corréler affection et rédemption. Enfin, elle lui dit par la bouche de son fils :

_ « N’as-tu pas honte de donner cette image de père à toute la ruche. Un patriarcal, ça se tient, ça ne pleure pas, c’est dominateur. Tu n’es ni un père de la ruche, ni un patriarcal finalement. Tu n’es rien du tout. »

Alors comprenant que ses demandes d’affection resteraient vaines, mais incapable de réprimer ses sentiments, n°4 pleura malgré lui, d’un regard mouillé et rempli d’impuissance en direction de celui qu’il considérait être son fils. Puis ce même regard de numéro 4 disparut. Son âme s’en retira. Les restes étincelants du bleu vert de sa pupille, s’évanouirent. Le fond de ses yeux ressembla alors à un marécage dont la lumière ne pouvait plus s’échapper. Il fut vaincu par la vie, définitivement, chancela et tomba sur ses genoux, puis se reposa sur ses talons, tandis que la production mettait fin à la scène. Il avait parfaitement rempli son rôle.

Le fils de n°5 voulut jouer avec lui. Alors ils s’amusèrent bien tous les deux. « Lève les bras papa pour faire le méchant patriarcal. » et son père s’exécutait, brandissant les mains en l’air pour faire le grand vilain méchant patriarcal, et son fils riait riait. Puis son père se mit à marcher l’air sérieux, sûr de lui et dominateur, battant la semelle sur le pavé tel un militaire, en demandant à son fils : « C’est assez patriarcal comme ça ? » Et son fils battait des mains en disant : « Oui, oui ! Continue à faire le méchant patriarcal !» Et tous deux passèrent un après midi formidable. La production leur amena un goûter et ils purent continuer à jouer ensemble dans les éclats de rire.

Le seul incident notable de l’après midi arriva lorsque n°5 se servit d’une part de gâteau que son fils lui contesta. « Donne moi cette part. » lui dit-il froidement. Alors n°5 obéit en s’excusant d’avoir voulu prendre la part de son fils. Quand ce dernier eut mangé une bouchée, il jeta le gâteau par terre, puis sauta sur son père en lui tapant sur la tête et en riant. Alors son père lui dit « pas si fort, pas si fort, vous me faites mal. » Son fils arrêta mais il eut envie de battre et de tuer son père. Il prit le couteau qui avait servi à découper le gâteau, et se mit en tête de le frapper. Son père se défendit comme il put, sans toutefois le toucher : « Arrêtez, arrêtez, vous allez me faire mal. » Le couteau avait traversé son pull, et n°5 était visiblement blessé, lorsque Billosakis intervint pour stopper la représentation théâtrale et féliciter n°5 d’avoir été si patient. A coup sûr, n°5 passerait l’épreuve haut la main !

N°6 n’arriva pas à consoler sa petite fille. Elle s’était mise à pleurer devant lui, et il avait beau essayer toutes les paroles du monde, il n’y arrivait pas. Elle lui reprochait toujours d’avoir émis une critique contre sa maman. « Mais ma petite, ça arrive de s’emporter dans la vie et de dire n’importe quoi dans ce cas là. J’aime votre maman, je vous aime, même si je dois guérir le patriarcal en moi. » Et la petite d’en rajouter, et le public de s’offusquer lorsqu’elle rappelait le crime de n°6 : « Maman, tu as osé dire qu’elle devait faire attention un peu plus à toi et s’occuper de la maison. Mon papa est un patriarcal, comment je grandirai, comment les reines me jugeront ? Et mes camarades ! Je ne suis qu’une petite fille innocente, pourquoi m’as-tu fait cela ? »

_ « Ecoutez ma petite, les mots ont dépassé ma pensée. Je ne voulais pas dire que maman avait tort de ne pas s’occuper de moi. Je voulais dire que j’étais trop faible. Ce n’est pas de sa faute à elle, cela ne l’a jamais été. Je voulais juste dire que mes besoins étaient horribles, que je n’y arrivais pas parce que je suis nul. Comme pour la maison. C’était pas un reproche à ta mère, c’était juste que je n’y arrivais plus, que je m’étais dit, « tiens, pourquoi maman et moi, on ne travaillerait pas ensemble, comme ça on serait plus proches tous les deux ». Vous voyez, on s’est mal compris. »

Mais la petite ne cessait de répéter « Tout est de ta faute, tout est de ta faute ! » Et le public acquiesçait.

Malgré tout, il fallait reconnaître chez n°6, l’insistance. Il ne serait probablement pas éliminé parce qu’il ne contestait pas avoir commis une faute. Et puis, c’était une erreur classique dans le couple de manquer d’expression pour un patriarcal. N°6 confortait le public, dans son préjugé. Il était un incapable sentimental, qui manquait d’expression, et qui devait être rééduqué. Il justifiait l’existence de la ruche et de l’émission. Alors, le public finit par avoir des sentiments chaleureux à son égard. Le nombre de ses fans augmenta, surtout que cette image de petite fille choyée, de future reine, seyait trop à l’esprit public de la ruche.

Comme d’habitude, l’intervention de n°10, de Donald, fut des plus étranges, et le public ne sut pas trop quoi en penser. Lui aussi se retrouva face à sa petite fille, qui lui reprocha son comportement avec sa mère. Mais au lieu de la choyer, ou de se plier à ses arguties, Donald entama une étrange danse.

_ « Nous ne pouvons pas parler dans de telles conditions.

_ Alors tu penses avoir eu raison de battre maman ?

_ Je pense que personne n’a eu raison ce jour là. Mais je pense surtout que cela ne vous concerne pas.

_ La ruche nous apprend que la vérité sort de la bouche des enfants.

_ Elle nous apprend aussi que toute vérité n’est pas bonne à dire. Regardez, si nous parlons de tout cela devant le public, alors nous rouvrons les blessures. C’est comme si je battais maman pour une deuxième fois. Vous ne voulez pas que je batte maman une deuxième fois ?

_ Non, je ne veux pas. Mais je crois qu’il faut parler parfois, et que les patriarcaux doivent reconnaître leurs erreurs.

_ Ma situation est plus compliquée que cela ma petite. Si je reconnais mon erreur, alors vous pourriez ne plus avoir confiance en moi.

_ Papa, de toutes les manières, je n’ai pas confiance en toi. La ruche nous a appris cela. Il faut nous défier des pères, pour ne pas alimenter le pouvoir des patriarcaux.

_ Donc, cela ne sert à rien que je reconnaisse mon erreur.

_ Si, si tu reconnais ton erreur, alors tu feras de nouveau partie de la ruche. Et alors je pourrai t’aimer.

_ Si vous n’êtes pas capable de me pardonner, jamais vous ne m’aimerez.

_ Les enfants n’ont pas à pardonner les horreurs des adultes. Ce sont les adultes qui doivent pardonner les enfants. C’est aussi à eux de s’excuser. Sinon, le monde sera toujours aussi pourri.

_ Ce serait facile pour moi, de dire pardon. Tout le monde rentrerait chez lui, et chacun aurait l’impression que la ruche fonctionne bien. Ce serait de la lâcheté en vérité.

_ Mais la ruche fonctionne bien. Enfin, elle fonctionnerait bien s’il n’y avait pas des patriarcaux comme toi pour nous faire revenir en arrière.

_ C’est ce que se dit dans la ruche. Pourtant… je ne sais plus.

_ Si tu ne sais plus, tu dois faire confiance à la ruche.

_ J’ai rencontré Jésus. »

La production coupa immédiatement l’intervention de Donald et sa fille. Ca allait trop loin. Parler d’un Dieu réprouvé, face à la grande intelligence matérialiste, devant des millions de téléspectateurs, dans une société aussi évoluée que la nôtre, affirmer que ce Dieu vivait encore dans un coeur, ne pas simplement en faire un récit historique, voilà qui risquait de troubler la bonne populace.

Bien entendu, la ruche aurait su quoi lui répondre, tout au moins, elle en était convaincue. Il aurait suffi de rappeler les millions de morts innocents, des petits enfants tués par la religion, quelle quelle soit. Il aurait suffi de rappeler l’oppression de millions d’innocents soumis aux diktats de la religion qui privait de liberté, et enserrait les cerveaux. Il aurait suffi de rappeler l’obscurantisme qui avait éteint la science et les arts, tué des ouvriers sur des chantiers immenses pour satisfaire son désir de puissance. Il aurait suffi de rappeler tout cela. Seulement, ce discours était déjà répété à l’envie dans les écoles et dans la société. Le plus étonnant fut que Donald crut encore. Voilà qui avait de quoi perturber le téléspectateur, en le mettant face aux limites de la propagande de l’époque. La grande intelligence avait calculé qu’il y avait 74 % de chance que 15 à 25 % d’auditeurs en fussent troublés. C’était bien trop pour maintenir un esprit totalement apaisé dans la société. La production avait donc dû cessé d’émettre. La création artificielle avait pris le relais et un Donald plus vrai que nature était apparu sur les écrans et avait continué dans un autre sens :

_ « Ce sont des veilleries papa. » avait dit alors la petite fille. Et le Donald de synthèse avait répondu :

_ « Vous avez raison ma petite, je m’excuse. Vous savez bien que c’est une vieille lubie du patriarcal, cette religion. C’est sorti de ma tête à cause de ça. Tout le monde sait bien que la religion a tué des millions de petits enfants, mais vous savez bien que dans la tête d’un patriarcal, y-a toujours des choses à réparer. Je m’excuse encore de vous avoir embêté avec ça. Est-ce que vous me pardonnerez ?

_ Oh oui mon petit papa, puisque tu fais confiance à la ruche. Je suis contente que tu en sois revenu à ses principes. Les reines sont les seules à détenir la vérité, les seules qui nous permettront d’accéder à cette société idéale que nous appelons tous de nos vœux. Et si les petits patriarcaux comme toi cèdent, alors je crois que tout est possible. Tu veux bien céder mon petit papa.

_ Pour vous et la ruche ma petite, je ferai tout mon possible. Vive la ruche, vive les reines.

_ Oh que je t’aime ! »

Evidemment, le public n’allait pas éliminer un patriarcal aussi conciliant et qui était revenu à la raison. Seul Luc Fréminot fulminait dans son coin. Le procureur avait bien compris ce qui s’était joué, et comment la grande intelligence avait truqué la discussion. Et il n’en revenait toujours pas, de ne pas avoir réussi à briser Donald. Mais il mettrait tout en œuvre pour le faire abjurer en réalité. Et il y arriverait ! Même s’il devait être le dernier à croire en la ruche contre lui !

L’élimination de n°4 était évidente, mais elle n’arriva pas que dans le jeu. La douleur avait été trop grande. Il savait d’instinct que la ruche ne lui laisserait plus voir son enfant. Lui parler un instant, dans de telles conditions, l’avait détruit. Il n’avait rien montré, qu’un grand vide. Et il souriait aussi, mécaniquement. Sa peau s’était tendue, et il semblait dominer la situation d’un regard tout en posture. Donald l’aborda. Il répondit que tout allait bien, que tout était normal, qu’il comprenait la décision de médicis et l’acceptait. On ferait au mieux pour l’enfant. Il s’entendait avec la mère sur ce point. Tout était nor-mal. Puis il alla dans sa chambre pour préparer son départ. Il referma la porte derrière lui et se pendit. Les services de la production intervinrent en urgence. Mais il avait eu soin de bloquer l’accès, juste assez pour cesser de respirer trop longtemps. Là encore, le public fut protégé d’un tel scandale. Les caméras furent gérées par la grande intelligence qui fabriqua de nouvelles images de synthèse. N°4 vivait toujours mais seulement pour les téléspectateurs. Il rangea ses affaires et parti sans esclandres. Même les occupants de la grotte furent tenus à l’écart de la scène autant que possible, et le médecin leur déclara « Crise cardiaque ! ». Ils n’en crurent pas un mot. Plus tard, une rumeur se répandit dans médicis qu’il s’était tué, parce que quelques uns avaient vu le début de la scène, puis la coupure étrange de retransmission. Les téléspectateurs aguerris reconnaissaient les micro coupures, comme autant d’anomalies chargées de masquer une autre réalité. Mais comme par magie, la nouvelle ne fut pas relayée. Pas de haut-le-coeur dans la population, rien qu’un sentiment d’impuissance, ou la certitude qu’il valait mieux se taire. Tout remettre en question pour la mort d’un seul ? Non. Cette idée portait trop à conséquence. Elle avait un côté absurde. C’aurait été comme arrêter les trains, les téléportations, les hologrammes, le grand ordinateur. Ce ne pouvait être. Les gens mouraient, même à médicis, mais la vie continuait. Un mort de plus ou de moins, même s’il se fut tué pour d’étranges raisons, à quoi bon ? Surtout un patriarcal, coupable d’avoir oppressé la société, surtout celui-là, pris la main dans le sac…

Donald se demandait comment vivaient tous ces enfants dont le père s’était tué. Ils étaient des millions dans le monde. Et personne ne parlait d’eux. Ils devaient être bien seuls… Peut-être la ruche attendait-elle aussi leur mort ou tout au moins, leur silence, pour mieux étouffer le scandale ? Peut-être qu’eux-aussi croyaient devoir endosser la responsabilité individuelle du crime face à l’effroyable responsabilité collective du système ? Peut-être que tous ces morts qui accusaient la ruche d’un doigt vengeur et désespéré, ne reviendraient jamais pour réduire à néant une telle société, qu’il suffisait de mettre la poussière sous le tapis, comme d’habitude, qu’il valait mieux avancer un pieux mensonge, ou tout au moins, ne rien dire ?

Dans l’esprit de Donald, cette armée de morts était incommensurable, et comme palpable. Il la voyait, en masse se mouvoir telle une vague noire, calme et pourtant menaçante. Chacun des membres de cette onde, avait son propre visage, unique, désespéré, et qui se fondait dans la masse. Peut-être était-ce son imagination. Peut-être tous ceux là vivaient-ils heureux, ailleurs, et qu’ils ne reviendraient jamais. Peut-être ne nous montraient-ils pas Jésus sur sa croix. Cependant, Donald ne pouvait se l’imaginer ainsi, car il était bien vivant et il avait vu, ce qu’il avait vu. Et il n’arrivait pas à se l’imaginer autrement. Dans la grotte, les derniers survivants n’avaient pas voulu échapper au spectacle du visage nécrosé de n°4, et à l’ensachement dans le linceul en plastique noir des morts prédestinés à autopsie. Alors, la colère de Donald avait crû, si cela fut possible. Et il avait rompu le silence à la table, au milieu du repas :

_ « Il faut du temps pour entendre un nouveau langage. Voici que je parle et que je ne parle plus comme il m’a été appris. En ce jour, un camarade de combat est mort sous les coups de l’ennemi. Non, mes frères, il n’est pas mort d’une crise cardiaque. Il ne s’est pas tué non plus. Il n’a pas mis le nœud autour de son cou. Un autre le lui a mis, bien plus coupable. Nous aussi, nous avons participé au crime, de par notre ignorance. L’ignorance recule quand on apprend de ses erreurs. Alors ce soir, nous allons commencer à apprendre, ensemble. N°4 ne s’appelait pas n°4. Il s’appelait Anthony. Anthony était un père et un mari aimant. Je concède à la ruche qu’il ne savait pas aimer ou qu’il n’en eut pas la force. Mais il n’aurait pas dû mourir. Il aurait pu apprendre. Il suffisait de lui en laisser le temps. Frères, je connais votre tristesse ce soir. Prenons-nous la main en souvenir d’Anthony, pour nous soutenir, pour le soutenir là où il est, et pour soutenir sa famille. »

Et ils s’étaient tous pris la main, se rapprochant les uns des autres pour combler le vide des places laissés libres par ceux qui n’étaient plus là.

_ « La ruche ne peut plus rien pour lui. Devant la mort, elle est impuissante. Cependant, il existe un Dieu qui punit une telle abomination, un Dieu vengeur qui soutient le bras des petits et réduit à néant la superbe des puissants, à partir de l’instant où en maîtres, ils se croient tout permis, un Dieu d’amour qui apaise les coeurs face à l’adversité, et leur laisse le temps d’apprendre. Tournons nos regards vers l’au-delà et adressons-nous à Lui. Nous ne sommes rien que des patriarcaux dans cette société et nous commettons le mal. Nous servons à peu de choses, et pourtant, ce peu, nous n’avons pas été capables de le parachever. Cependant, nous sommes uniques et irremplaçables pour Lui. Sans nous, la ruche se reproduit, elle semble prospérer, le monde continue à tourner, les enfants à naître et les fleurs à éclore, cependant il va à sa perte. Je le sens. J’ai vu la vérité. J’ai vu les empires s’effondrer et les tours s’écrouler. Derrière les apparences, j’ai vu la laideur de la ruche, et j’ai vu la beauté de la nature. J’ai vu la médiocrité des hommes et la grandeur de Dieu. J’ai senti le poids des circonstances et la possibilité de les dépasser. Anthony, dans la mort nous avons un prénom. Son prénom était Anthony. Répétez après moi : « Son prénom était Anthony. »

Ils répétèrent tous dans une mécanique bizarrement bien rodée : « Son prénom était Anthony ».

***

 

Chapitre 1 : Le mariage de Caroline

Chapitre 2 : Donald arrive chez Caroline

Chapitre 3 : La cérémonie de mariage

Chapitre 4 : La cuisine et le suicide

Chapitre 5 : la grand messe hologrammique

Chapitre 6 : Un papa parfait

Chapitre 7 : La scène

Chapitre 8 : Le patriarcal derrière les barreaux

Chapitre 9 : Le petit voyage de Donald en prison

Chapitre 10 : La danse du feu

Chapitre 11 : Les fées du logis

Chapitre 12 : La décharge

Chapitre 13 : Rédemption

Chapitre 14 : Abnégation

Léonidas Durandal

Antiféministe français, j'étudie les rapports hommes femmes à travers l'actualité et l'histoire de notre civilisation.

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Léonidas Durandal

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