A la fin du 11ème siècle, le moine Pierre L’Hermite recrute dans les masses populaires de France et d’Allemagne, une armée qui doit reprendre Jérusalem. A plusieurs dizaines de milliers de civils, ils partent en voyage avec à leur tête, une oie et une chèvre, à qui ils prêtent des inspirations sacrées… Affirmant que leur foi seule pourvoira au ravitaillement et leur permettra de vaincre leurs opposants, ils s’en vont les mains vides. Est-il utile de préciser qu’ils périront presque tous et que le moine Pierre l’Hermite se défilera au moment crucial ? Jérusalem sera reprise par une armée aguerrie composée surtout de notables normands.
Cette anecdote historique n’est pas la seule qui met en relief certains travers de l’esprit français. En – 50, des femmes gauloises d’Avaricum empêchent leurs maris de rejoindre le camp de Vergincétorix. Elles veulent être protégées. Leurs maris resteront et ensemble, ils participeront à la défaite totale des Gaulois contre Rome.
Il suffit de chercher un peu pour trouver trace de cet esprit de sacrifice dans notre pays, pour le meilleur et pour le pire. Nous sommes un peuple qui depuis longtemps place le service de son prochain au-dessus de bien d’autres valeurs morales. Jusqu’à l’aveuglement.
Dernièrement, le sacrifice du colonel Beltrame, qui a échangé sa vie contre celle d’une otage, vient encore me conforter dans ce constat. Alors que notre pays est plus divisé que jamais, gauchistes comme droitards communient à cet acte de bravoure. Le héros, en se sacrifiant, aurait donné un exemple que tout le monde pourrait/devrait suivre. Notre président laïc va jusqu’à reprendre le terme de « christique » à son égard, et à part quelques fanatiques d’extrême gauche, personne n’y trouve à redire. Chez nous, chaque personne qui meurt face au terrorisme islamique est rapidement qualifiée de « héros ». Le père Hamel, ou même Aurélie Châtelain ont été rentrées de force dans ce cadre, alors que ces sacrifiés n’avaient pas choisi leur sort. Pour le colonel Beltrame, c’est plus épineux. Lui, est allé volontairement risquer sa vie. Il s’est substitué à la victime, certainement même pour remplir ce qu’il pensait être son devoir de catholique.
Nous n’en savons pas beaucoup sur les circonstances de l’échange. Toujours est-il que pour sauver, peut-être, une seule vie, il a donné certainement la sienne. Comment continuer dans mon exposé sans froisser les possibles poches du colonel Beltrame qui pourraient me lire ? Et pourtant, il va bien falloir progresser collectivement dans notre appréhension du service collectif.
L’armée se défie d’habitude des héros dont elle juge que l’attitude est prompte à entraîner des décisions irresponsables. L’exaltation convient mal à la perspicacité, et pour sauver des vies, voire en tuer beaucoup, il faut faire preuve d’un certain sang froid. Les sentiments de sacrifice sont souvent jugés suicidaires par l’institution. De tels profils sont écartés des recrutements.
Le colonel Beltrame a voulu donner sa vie. Il n’a envisagé que ce point de vue. Aujourd’hui même, notre société ne semblent pouvoir envisager que ce point de vue. Mais plaçons nous du côté terroriste. En tuant un gendarme, Radouane Lakdim a plus que réussi sa mission, de manière inespérée même. La probabilité qu’une telle opportunité s’offre à lui était faible. Il l’a saisie tout de suite, en tirant sur le colonel puis en l’égorgeant. Mission accomplie. Il restera dans l’imaginaire islamique comme un tueur de soldat ennemi. Si nous nous glorifions de l’acte de bravoure du colonel Beltrame, la gloire du terroriste n’en sera pas moins grande auprès des siens, en proportion même des hommages que nous aurons rendus à notre héros.
Autre problème. Le colonel Beltrame, en prenant cette décision courageuse, n’a pas évalué qu’il allait immédiatement à la mort. Il ne s’agissait pas d’un échange à proprement parler, car l’otage aurait pu être sauvée par d’autres moyens, tandis que lui, il était certain d’y passer, à cause de son statut de gendarme, et d’officier de surcroît. Il est étonnant que dans le feu de l’action, le point de vue du terroriste ait mal été évalué. Ce dernier a certainement été pris pour un imbécile qui accepterait la présence du gendarme quitte à se mettre en danger. Un ennemi ne doit jamais être sous-estimé. Je crois qu’aujourd’hui nous vivons dans un bain bisounours qui nous éloigne de la réalité de l’affrontement. Le traitement médiatique même de l’affaire, apparaît comme une manière d’éviter d’affronter nos démons. L’information sur l’égorgement n’a été divulguée que tard. Le concert d’hommages cache aussi la matérialité de la confrontation. Tout est fait par nos décideurs pour nous permettre de continuer à vivre dans un rêve éveillé. La mort du colonel Beltrame est acceptée dans ce cadre. Il s’est sacrifié et honnie soit la psychologie du terroriste, la guerre, les banlieues.
Avant, le visage du mort était montré. Les gens de la société passée faisaient face à la réalité de ces corps qu’ils embaumaient eux-mêmes. Imaginez quel effet cela produirait sur les esprits de voir ce corps supplicié… mais la colère nous est interdite. Et derrière ces photos d’un officier vivant en uniforme et en bonne santé, le questionnement l’est tout autant. Notre sentimentalisme cache notre incapacité à gérer nos sentiments.
Personnellement, je ne crois pas que le colonel Beltrame ait eu raison d’aller à la mort. Notre collectivité avait besoin encore de lui, sa famille encore plus. Le sort de cette femme n’était pas entre ses mains mais entre celles du terroriste. Et se donner à lui, c’était échanger une mort probable contre une mort certaine, qui plus est de militaire, échange déséquilibré au possible.
J’ai attendu longuement pour écrire cet article, mais je m’y suis décidé parce que je crois que nous devrions en discuter dans notre société. Nous aurions besoin que l’esprit de sacrifice français trouve un sort plus favorable. Une conception élevée du sacrifice suppose parfois de retenir les élans de son cœur. Entre l’indifférence et l’héroïsme, il y a une difficile justesse à trouver pour rendre le monde meilleur. Prendre des décisions tel qu’un homme doit essayer de le faire, c’est ajouter de l’esprit au cœur. Ni supprimer l’un, ni asservir l’autre. De nos jours, je ne suis pas certain, et les réactions de notre société me le prouvent, que nous en soyons encore capables. A mon avis, l’esprit et le cœur ont même tendance à divorcer en même temps que les Français se féminisent. Dès lors, la réalité ne nous apparaît plus dans tous ses aspects et le fondamentalisme peut prospérer librement, tout en offrant à des politiciens l’occasion de nous manipuler en multipliant les phrases creuses.
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