Francis Bacon, obsédé par la peinture du pape Innocent X de Diego Velàsquez, a tenté de la reproduire à sa manière.
(Peinture de Diego Velàsquez, Innocent X, 1650)
(Peinture de Francis Bacon, tête n°6, 1949)
Le psychiatre et psychanalyste Juan-David Nasio sur France inter a donné une explication de cette obsession qui ne me semble pas logique. Celle-là en dit plus long sur le fantasme qui est le sien (la jouissance homosexuelle) que sur la démarche du peintre (la souffrance homosexuelle). Il ne faut pas trop en demander à la radio publique non plus. Evoquer la pulsion homosexuelle comme d’un handicap n’est pas trop dans l’air du temps. Et puis, aussi intelligent que soit cet homme, le cadre d’analyse freudien qu’il utilise, et qui tente de tout expliquer par la sexualité, est forcément stérilisant. Ici comme ailleurs, la sexualité par et pour la sexualité, amène à la stérilité, même de la pensée. Au point de se focaliser sur des détails et ne pas voir la logique d’ensemble qui saute aux yeux.
Partons donc de ces deux images et tentons de leur faire suivre un dialogue tout en cohérence, mais aussi de prendre au sérieux la peinture de Francis Bacon, et de ne pas y voir seulement un abâtardissement de l’esprit. Qu’a-t-il vraiment exprimé d’original ?
D’abord, soulignons combien la peinture de D Velàsquez est en avance sur son temps qu’elle nous surprend encore de nos jours par son réalisme. Mais pas que. L’aura sereine, interrogatrice, intelligente du pape transpire à ce point qu’en la regardant, le peintre nous donne l’impression d’être reçus en audience. La fresque en dit plus long que bien des livres d’histoire sur cet homme. Le pape se serait d’ailleurs exclamé d’un air sombre « Trop vrai » quand elle lui fut présentée.
D’abord, rendons à César sa monnaie : l’interprétation de Juan David Nasio n’est pas inintéressante. Le bas, blanc, immaculé, plein de froufrous, tout en rondeur, peut évoquer auprès du spectateur une sorte de féminité/maternité. Le haut pénien, rouge, luisant, domine. Au-delà de toute sexualisation de l’interprétation, le côté paternel s’impose. L’indifférenciation est dépassée. Du féminin naît le masculin qui le domine pourtant. Image de stabilité.
Mais allons plus loin. Dans sa version la plus réussie (tête du pape innocent X, n°6), la peinture de Francis Bacon se construit en contre pied de celle de D Velàsquez, peinture qu’il admirait pourtant. Avant d’en déduire une explication, constatons l’opposition. Opposition des couleurs d’abord. Le pape de D Velàsquez est dominé par le rouge et le blanc. Dans le spectre des couleurs, le rouge n’est pas à strictement parler la complémentaire de ce mauve utilisé par F Bacon. Cependant, dans l’oeil de l’artiste, il faut imaginer qu’entre le blanc et le rouge, il voit la couleur intermédiaire du mauve : le jaune. Le blanc n’est pas une couleur, et ce qui s’en rapproche certainement le plus dans notre expérience et dans notre imaginaire, c’est le jaune. Or le jaune est bien la complémentaire de ce mauve. Désirant exprimer l’opposition du blanc et du rouge en même temps, il ne pouvait choisir que ce mauve.
Plus encore, le noir du tableau de D Velàsquez a tendance à se transformer en bandes blanches dans le tableau de F Bacon. L’impression d’inversion est encore renforcée par ce procédé, ou par la mise en relief inversée du drapé (où le sombre domine contrairement à la peinture de D Velàsquez).
Au niveau de l’attitude, le pape de D Velàsquez est serein. Celui de F Bacon est pour le moins, perturbé. La bouche est ouverte pour celui de F Bacon, et fermée pour celui de D Velàsquez. A l’inverse, les yeux du pape mauve semblent fermés, tout au moins, indistincts. Ceux du pape innocent X sont ouverts, clairs, fixes et stables.
L’interprétation de Juan David Nasio selon laquelle, les problèmes d’asthme de F Bacon expliqueraient la posture du pape mauve (ayant du mal à respirer), est incomplète. Tout d’abord, il n’en déduit pas que F Bacon se dessine lui-même. Etrange quand on songe que l’identification au sujet projeté est un des premiers réflexes de la psychanalyse. Les interprétations classiques qui affirment que le pape mauve, est en réalité le père de F Bacon, ou celle de Juan David Nasio qui nous suggère que ce serait son désir sexuel pour son père qu’il aurait exprimé, oublient, et les apports interprétatives de la psychanalyse, ou la simple logique. Car, quand bien même il aurait peint son père, pourquoi lui aurait-il donné une attitude si contraire à celle du pape Innocent X ? On imagine bien les deux patriarches se ressemblant, surtout dans l’esprit de tous ces progressistes. Or là où le pape Innocent X sue les qualités morales chez D Velàsquez, celui de F Bacon déborde de manque de confiance en soi et d’instabilité, très loin de ce père qui l’a rejeté sans coup férir. Dit autrement, si F Bacon avait peint son père, il nous aurait donné à voir un bloc de certitudes, proche d’Innocent X. Et s’il avait voulu le critiquer, il lui aurait donné un tour diabolique. Or la tête n°6 de Francis Bacon n’est pas diabolique. Elle est plutôt sujette à l’emprise du diable, à la souffrance. Cette tête qui a du mal à respirer est en manque d’inspiration, littéralement. Elle butte contre l’exemple inatteignable du pape de D Velàsquez. F Bacon souffre de ne pas pouvoir rejoindre D Velàsquez, voilà ce qu’il nous donne à voir, pour partie.
Du côté de M Nasio, si F Bacon avait vu dans la peinture de D Velàsquez une sorte de coït impossible, pourquoi serait-il devenu si souffreteux sous son pinceau, lui qui assumait tant sa pulsion homosexuelle et même son désir incestueux envers son père ? S’il magnifie son désir pour son père, alors ce désir est bien sombre, et pour cause.
En vérité, ce désir est critiqué, vertement. F Bacon souffre d’être ce qu’il est. Il ne sera jamais ce pape si accompli, cet espèce d’homme si serein, si stable. Sa sexualité le poussera toujours vers l’abîme. Lorsqu’il voit le pape de D Velàsquez, il observe ce qu’il ne sera jamais, la quiétude qui ne lui appartiendra jamais, ce dont sa mère l’a privé : d’être un homme, un patriarche stable, perspicace et serein. Le désir de sa mère d’avoir une fille, l’a poussé à être attiré par son père. Mais le rejet de son père lui a fait sentir combien il ne serait jamais une fille accomplie. Et pour cause…
Ici à cause de sa mère, F Bacon a été mis dans la situation de nombreuses personnes à pulsions homosexuelles, qui se retrouvent dans l’incapacité de se réaliser pleinement. F Bacon a exprimé ici la souffrance homosexuelle de ne pouvoir être ce qu’on est, à cause de pulsions désordonnées, et d’un rapport troublé dans la filiation. Il y évoque sa propre souffrance, terrifiante, et que les spectateurs progressistes sont incapables d’affronter par idéologie, tant et si bien qu’ils inventent des explications plus alambiquées les unes que les autres, sans voir ce qui saute aux yeux : l’incomplétude homosexuelle qui est illustrée ici aussi par l’incomplétude du corps, de la chaise et de l’environnement branlant de ce pape mauve.
Ce tableau remarquable de F Bacon met en image un des maux de notre temps, celui qui tend à plonger les enfants dans l’incertitude identitaire. Loin d’être appelés à devenir des patriarches, les garçons modernes sont pressés de se feméliser jusqu’à l’homosexualité, sans pouvoir s’accomplir pleinement sur ce chemin.
Voilà pourquoi ce tableau nous parle énormément de nos jours : il montre en miroir aux progressistes l’horreur de leur progressisme. Eux-mêmes jouissent secrètement des conséquences visibles du mal qu’ils ont perpétré, lorsqu’ils refusent d’interroger leur attirance pour cette oeuvre. A l’inverse, ce mal nous pousse à la révolte en tant que catholiques, car il nous montre les conséquences prévisibles de la confusion semée chez les personnes en construction. Quant aux progressistes qui veulent y voir l’image du père de Francis Bacon, contre toute logique, ils refusent surtout d’admettre que leurs idées sont responsables de cette souffrance. Ils sont dans le déni.
D’un côté, la paix de Dieu, la transcendance, le doute, le pape Innocent X. De l’autre la souffrance personnelle, l’effondrement identitaire, à cause d’une sexualité pour la sexualité qui prend le pas sur l’être. En voyant ces deux tableaux, chacun de nous est appelé à choisir.
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