(Microfiction) La farce
_ Nous vivons dans une société formidable.
_ Merveilleuse.
_ Quel spectacle !
_ Tu crois ?
_ Je me frotte les yeux tous les matins.
_ Tout ça pour nous seuls…
_ Ah non, ne t’imagine pas qu’ils jouent pour toi, ou pour moi !
_ Mais alors pour qui ?
_ Pour le plaisir de jouer mon ami, pour le plaisir de jouer.
_ T’es sûr ?
_ Tu croyais réellement que toute cette mise en scène n’était faite que pour nous ?
_ Je trouvais ça un peu bizarre à vrai dire.
_ Quel orgueil !
_ Tu m’excuses, mais à force, on finit par se prendre au jeu.
_ Tu marques un point. La réalisation est parfaite.
_ Géniale.
_ Magnifique.
_ Même les petits participent.
_ Ca dépend. Des fois, ils les laissent respirer.
_ A l’évidence, ça doit pas être toujours facile pour eux. Mais quand on a de tels parents…
_ Une nouvelle génération, ça s’éduque ! Tu ne crois pas que nous en sommes arrivés où nous en sommes sans efforts ?
_ J’imagine. Des fois, ils me rendent jaloux. Ils sont à un niveau que je n’atteindrai jamais.
_ Nous avons tous nos talents. Eux, c’est de jouer la comédie. Moi, d’observer comme en dehors de la scène.
_ Tu n’as jamais envie de participer ?
_ Pendant un temps, je m’étais dit que je pourrais apporter mon petit grain de sel. Mais quand je les vois comme ça, heureux de jouer, dans un même mouvement, je dois m’incliner. Bien entendu, au niveau de l’interprétation, j’aurais bien quelques critiques à faire. Un peu sec, un peu trop rigoureux à mon avis.
_ Elitiste ?
_ Elististe, c’est ça, et un brin sentencieux. L’humour pince sans rire, le théâtre de boulevard, c’est pas trop mon truc. Le second degré d’accord, mais poussé à de telles extrémités ! Ein zwei drei (il marche comme un soldat de la wehrmacht de la seconde guerre mondiale)
_ Très corrosif en effet. Qu’est-ce qu’ils m’ont fait rire l’autre jour ! Je n’ai pas pu m’empêcher. Ils étaient tous là, dans la rue à se regarder en chiens de faïence, à essayer de se reconnaître derrière leurs masques, tentant maladroitement d’exprimer un sentiment. Avec ces masques, il faut jouer de tout son corps. Pour la chorégraphie de groupe, c’est parfait. Mais pour le jeu d’acteur individuel, pas si facile de passer à un comique de gestuelle. C’est le plus difficile dans le métier.
_ Oh, mais tu peux compter sur eux. Dans quelques mois, ils vont s’y faire. Tiens, tu vas voir, je te fiche mon billet que d’ici deux mois, certains réussiront à te transmettre leur sentiment de réprobation, rien qu’avec leur corps.
_ J’y crois pas. Les codes sociaux de toute une vie, ça ne se change pas du jour au lendemain. Avant, d’un simple regard, ils arrivaient à te foudroyer, à te faire reproche de leur volonté de t’exclure. Et tu sentais alors, tout le poids d’une société exigeante. Désormais, tu fais partie du public, et ils t’ignorent. Ils n’y arrivent pas. Pas encore.
_ Tu n’as pas des fois l’impression que c’est nous qui jouons pour eux ?
_ Ce serait triste, parce que moi, je m’imagine qu’ils ont leurs raisons. Et si derrière tout ça, il n’y avait rien… rien qu’une envie de jouer au chat et à la souris, ce serait décevant.
_ T’as raison, y-a forcément un projet plus grand, qui nous échappe. Tous ces gens ne peuvent jouer sans avoir leurs raisons, peut-être l’amour du spectacle poussé à des niveaux jamais atteints.
_ Un amour de la vie démesuré.
_ Une ôde à la liberté.
_ La quintessence de l’humour.
_ Il faut dire qu’avec le metteur en scène qu’on a, ça ne pouvait pas finir autrement. Tu savais qu’il avait commencé dans le théâtre ? Et il joue encore bien à son âge.
_ C’est parce qu’il a gardé le même professeur.
_ Il doit être vraiment bon ce professeur.
_ « Bonne » plutôt, c’est une femme.
_ Et ça ne prête pas à quiproquos ?
_ Oh tu sais, les mauvaises langues, il faut les laisser parler.
_ « Show must go on »…
(silence)
_ Normal de vouloir jouer la comédie tu me diras. Au poste qu’il occupe. La France avait tellement besoin de se sortir de sa torpeur. Elle s’est donnée les moyens de rire à gorge déployée, et toute la journée !
_ Mais c’est pas qu’en France mon pote !
_ Attends attends, je t’arrête tout de suite, pas un pays n’est à notre niveau. Nous sommes le phare des peuples, à la pointe de l’universalité petit cafard. Comme d’habitude, nous inspirons le monde entier mon pote.
_ Attends attends, je t’arrête tout de suite moi-aussi. Y-a des pays dont les mises en scènes mortuaires ont été beaucoup plus nombreuses et beaucoup mieux faites !
_ Attends attends, je te rappelle qu’il faut rapporter cela en proportion de la population. Et puis quel pays a fait durer les répétitions sur autant de temps ? Aucun que je te dis.
_ T’as peut-être raison. Nous sommes en tête cette fois. Nous avons peut-être inventé un nouveau concept.
_ Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
_ La représentation permanente. Au lieu de continuer à aller au boulot et à faire semblant, nous avons décidé de vivre notre passion à fond, jusque dans la rue, dans la vie de tous les jours.
_ De quelle passion tu parles ?
_ L’amour du théâtre bien entendu. Nous étions fatigués de tant de futilités, les relations sociales, la famille, les machins qui rapportent. Je les voyais bien sourire, mais ils n’y croyaient plus les cocos. Sourires de façade que je te dis, et mépris intérieur. Ils se parlaient mais ils n’avaient plus envie de se parler. Ils travaillaient en se disant que tout ça, ça servait à rien. Désormais, ils se sentent de nouveau importants. Et responsables. Il se passe quelque chose dans leur vie.
_ Ca me fait penser à une scène de l’autre jour.
_ Vas-y raconte.
_ Ben je vais à une représentation à l’Église. Le prêtre me dit d’enfiler un masque. Je lui précise que je ne participe pas à la pièce. Il semble le regretter et tente de me faire entrer dans la mise en scène de force en me culpabilisant. Il me dit que si je ne joue pas, je mets la vie des autres en danger. Diantre ! Mais tu me connais, on m’attrape pas aussi facilement. D’un air entendu, je lui rétorque que je ne me sens pas le niveau. Que j’irai me cacher tout en haut pour ne pas faire tache au milieu des autres camarades. Je m’échappe en quelque sorte. Et pour éviter le scandale, il finit par céder. Je monte à l’étage. De là, je les vois tous entrer sans se laver les mains, avec leur museau masqué, l’air très propre sur eux, presque apitoyés. Ca me pose question. Le prêtre finit par enlever son masque pour cracher des postillons sur le micro, tout comme les chantres, tout comme les enfants de coeur, tout comme les lecteurs. Bref, je commence à me demander s’ils ne se foutent pas un peu de la gueule du public. Et j’en suis presque certain quand, au moment des prières universelles, nous intercédons pour la pauvre Russie et la pauvre Biélorussie qui ne connaissent pas autant de liberté que nous.
_ Ahhaha oui, toutes ces dictatures où les citoyens peuvent aller librement au restaurant le soir, circuler dans les rues comme ils l’entendent, sans masque, et qui ne mutilent pas leurs manifestants.
_ T’as compris.
_ Y-en a un qui m’a fait le même coup durant une brocante… quand elles étaient encore autorisées.
_ Cherche pas, ce sont des modèles identiques. Bref, quand je les vois toucher leur masque avec les mains pour communier, toucher l’hostie avec les mains, hostie qui a préalablement passé entre les mains du prêtre, mains du prêtre sans gant, prêtre qui ne se passe pas du gel hydroalcoolique entre chaque communion, je me dis que la critique va être impitoyable. Et puis non, ça passe. Et je me mets à réfléchir. Comme tu dis « responsables ». Leur rôle leur impose d’avoir l’air « responsables ». Ils doivent donner au public l’illusion de la responsabilité et il n’est pas du tout important qu’ils le soient. Il leur suffit de marcher masqués avec le sentiment de leur propre importance pour donner l’impression au public qu’il fait face à des gens sérieux. L’hygiène n’a rien à voir là dedans. Un acteur peut être sale comme un putois, à partir du moment où il sait mimer la propreté. L’important c’est que le public y croit.
_ Pareil pour la logique. Dans un magasin, j’ai vu une comique enlever son masque et coller son nez sur du chocolat pour voir s’il sentait bon.
_ Du raffinement dans le symbole ! Moi l’actrice gérante d’un magasin a pris le micro pour nous rappeler que la police patrouillait. Elle a fait ça parce qu’un pauvre type avait rechigné à mettre son masque à l’entrée.
_ Maréchal, nous voilà ! Devant toi le sauveur de la France (il chante) Nos commerçants sont nos meilleurs acteurs. Ils ont vu tous les vieux films. On finirait presque par croire qu’ils ont envie de dégoûter leurs clients de consommer. Il faut dire qu’ils sont surveillés de près par nos capitaines fendus. Au moindre écart, dénonciation aux autorités ou sur les réseaux. On ne badine pas avec la mise en scène.
_ L’autre jour, que je manifestais, un policier sans masque m’a verbalisé parce que je ne portais pas de masque. Le meilleur c’est qu’il est interdit de manifester le visage couvert par un masque.
_ Eh bien entendu, pour pouvoir te verbaliser, il n’a pas respecté la distance de sécurité.
_ Tout vu !
_ Et je te fiche mon billet que tous les autres manifestants tenaient à jouaient couverts.
_ Tu lis dans mes pensées. Ils faisaient semblant de vouloir changer la société.
_ Ahahah. De vrais trublions. Allez, à mon tour de t’en raconter une bonne.
_ Me dis pas que t’as vu mieux !
_ Un festival en ce moment ! Et encore, je rechigne à sortir ! Donc l’autre jour, je surprends une conversation entre deux acteurs. Je fais semblant de ne pas écouter, mais tu me connais, c’est plus fort que moi. L’un a sa solution pour régler l’épineux problème. L’autre écoute avec grande attention. « La représentation n’a pas été assez loin » affirme-t-elle. Oui, parce que l’acteur numéro 1, c’était ici une femme assez commune qui s’était mise dans le rôle de décideur politique apportant ses lumières à l’humanité. Donc elle lui dit « la représentation n’a pas été assez loin » et « il faudrait une nouvelle représentation à guichet fermé, dans tous les théâtres, tous les acteurs enfermés à double tour et de manière stricte » et encore « c’est parce qu’on a pas poussé le concept assez loin qu’on doit recommencer à chaque fois les répétitions », « et cette fois, ce sera interdit d’aller dehors, plus de spectacle de rue, tout le monde au taquet dans un effort commun gigantesque. De l’improvisation à la rigueur mais chez soi, sur internet. » Là je me demande ce qu’elle veut dire parce que les dernières répétitions m’ont semblé assez strictes, et qu’elles n’ont rien changé du tout. Et puis, la direction des costumes s’est montrée incapable d’organiser la distribution des masques au début, des tests par la suite et des vaccins enfin. Alors lui demander de nous apporter la nourriture à domicile, c’est limite risquer de finir sur le carreau. « Pour les besoins du spectacle » ne cesse-t-elle de marteler à l’autre. Je commence à en trembler tant elle insiste. Je me pince pour revenir à la réalité. Mais attends la suite. Elle continue « Oui, tu comprends, avec tous ces acteurs indisciplinés, on va jamais y arriver ». Bon sang, je trouve qu’ils jouent plutôt bien depuis un an. Enfin, je veux dire, même en incluant ceux dans le rôle du rebelle, j’en ai pas croisé un depuis des semaines sans son masque. Je me demande ce qu’elle veut dire par « indisciplinés ». Et comme, si elle avait lu dans mes pensées, elle rajoute : « Le metteur en scène a raison, il ne peut pas y avoir sur scène 66 millions de procureurs ». Et là, bingo ! Tout s’éclaire pour moi. Une lumière aveuglante. Mais bien sûr, 66, le chiffre du diable. Le peuple c’est le diable ! Il doit endosser le rôle de diable « indiscipliné », sinon la pièce perd tout son sens. Il faut que la farce aille jusqu’à son extrémité : le peuple « raisonnable » est un tartufe de responsabilité qui fait face à un autre tartufe en responsabilité. Il n’y a pas de peuple en fait, sauf dans l’image de son propre déni ! Là, le scénariste a poussé le bouchon un peu loin je trouve. Qui aura le niveau pour comprendre de telles abîmes de réflexion ? Qui saura voir que personne n’a envie de vivre dans cette pièce de théâtre, qu’ils refusent tous d’être soignés parce qu’ils ne veulent pas s’imaginer être malades, espérant surtout être sauvés de leur conscience, dans l’attente, éternels. Merveilleux. L’auteur veut ainsi nous démontrer que les peuples finissent par vouloir leur propre mort et qu’ils disparaissent ainsi. Tu comprends ?
_ Ah oui. Vu comme ça. Mais tu t’emportes pas un peu là.
_ Non, c’est génial, c’est du génie à l’état brut. Personne n’y avait songé avant. Aucun auteur n’en avait eu l’idée. Regarde depuis l’antiquité. Des drames personnels qui s’enchevêtrent autour de drames sociaux, des riches, des pauvres. Mais jamais la laideur sociale n’avait été si bien portée à la scène. L’individu n’existe pas. Il n’existe plus. Il s’efface devant des considérations sociales et il se hait de pouvoir encore réfléchir de manière logique. Merveilleux je te dis. Ils ont mis un voile devant la croix.
_ Tu veux dire qu’ils en ont marre du progrès ?
_ C’est ça.
_ Quelle révélation…
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