(Roman) « La grève de l’Atlas » d’Ayn Rand ou le personnalisme libéral

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Synopsis : les plus grands cerveaux aux USA décident de faire la grève car ils ne s’estiment plus assez reconnus/rémunérés par une société socialiste/communiste.

Si j’étais méchant, je dirais que « la grève » est une histoire d’amour entre une anorexique et un asperger. Seulement, si ce n’était que cela, il n’aurait pas fallu 54 ans pour qu’un éditeur français spécialiste d’auteurs antiques (sic) daigne le publier en 2011, forcé par une traduction pirate de 2009 sur le net (que vous pouvez télécharger facilement grâce à un VPN). Au contraire, les ébats de deux malades mentaux auraient trouvé grâce très rapidement chez nous, en cette époque de perte de repères. Il aurait été promu, encensé, édifié.

Alors, pourquoi ce roman qui est jugé comme la plus importante œuvre romanesque américaine, a-t-il été snobé chez nous ?

Eh bien, c’est évident, parce qu’il parle trop crûment de notre société, si crûment que la censure par omission a été le seul moyen pour nos élites littéraires de contenir un débat qui les auraient fait apparaître sous leur vrai jour, celui de pillards.

Vous l’aurez compris, « la grève » décrit avec minutie la mauvaise foi, l’hypocrisie, la dictature ou la lâcheté socialiste, au choix, si bien que vous reconnaîtrez avec précision le ballet actuel d’Emmanuel Macron et de nos médias.

Mais ces derniers ne jouent qu’un jeu éculé depuis plusieurs décennies en France et ce serait s’avancer fort en propos que de leur prêter une quelconque originalité. Non, ils sont les parasites de toujours qui achètent leur place à coup de grands sentiments et de mensonges, si ce n’est qu’ils ont trouvé le moyen de vivre bien plus longtemps sur la bête que dans « la grève », en la ménageant.

Pour le reste, la description de ces idéologues aux personnalités incohérentes est extrêmement bien menée par Ayn Rand. Et du coup, comme nous n’y avons pas eu accès en France, nous avons 60 ans de réflexion dans la vue. Nous en sommes encore au stade d’hésiter entre tribalisme et civilisation, entre socialisme et économie de marché je veux dire, et nous ne savons même pas pourquoi et comment une société s’enrichit.

Afin de commencer à rattraper notre retard, je me propose de compléter ma petite analyse des points positifs de ce roman, indéniables, mais surtout de me pencher sur ses nombreux points négatifs pour avancer sur le débat proposé par Ayn Rand. Enfin, je passerai à ce qui intéresse vraiment mon sujet antiféministe : la description quasi pure des fantasmes d’une femme envers la gente masculine. Car Ayn Rand, sans le vouloir, nous a livré une vision édifiante de la psyché féminine.

Les limites du roman

Si Ayn Rand avait pu se contenter de faire le lien entre pauvreté et attitude psychologique ou pensée philosophique, entre richesse et individualisme, si elle avait voulu seulement défendre les créateurs de richesse, elle aurait largement rempli son contrat, s’en serait tirée haut la main et nous aurait proposé un monument littéraire, nous ouvrant déjà de larges champs de pensée à l’état brut.

Mais voilà, elle a voulu faire de son livre un exemple d’art total expliquant tout, des débuts à la fin de l’humanité. Dans ce cadre, elle aurait pu écrire 1000 pages de plus, et elle n’y serait pas arrivée. Alors, pour se donner une contenance, il lui a fallu faire des raccourcis effrayants en basant ses raisonnements sur des erreurs grossières, notamment historiques ou même ce qui est plus grave en ce qui la concerne, philosophiques, ce qui a été utilisé contre elle pour dénigrer l’ensemble de son propos.

En matière historique, l’horreur absolue en ce qui la concerne, c’est le Moyen-Age. Elle juge qu’à cette époque, les pillards font la loi encouragés par les clercs, qu’elle appelle les mystiques de l’esprit. Les grandes réalisations du Moyen-Age sont le fruit pour elle, de l’asservissement, de la peur, jamais d’une croyance positive. La science y aurait été contenue. Les créateurs de richesses opprimés.

Ayn Rand n’a donc pas accès aux réflexions d’un Gaston Bachelard qui juge dans « la formation de l’esprit scientifique » qu’une nécessaire période pré scientifique précède l’avènement de toute forme de rationalité. Elle ignore les avancées scientifiques du moyen-âge, en matière d’architecture par exemple (cathédrales). Elle passe au-dessus de la période qui a succédé à l’empire romain qui a été lui, une vraie période de régression, dont le Moyen-Age nous a sauvés en Occident. Bref, elle juge à partir d’aujourd’hui d’évènements historiques, ce qui est le pire des raisonnements pour comprendre une époque.

Vous me direz qu’est-ce que vient faire toute cette rhétorique historique dans un roman qui parle de modernité ? En fait, Ayn Rand justifie par là ses propres délires athées en s’attaquant au socle d’une société et à laquelle l’Amérique doit tout : la chrétienté. Elle a peur d’identifier son athéisme à celui des communistes/socialistes à qui elle donne le doux nom de « mystiques du muscle ». Et pour éviter ce retour sur elle, il lui suffit d’englober mystiques du muscle et mystiques de l’esprit dans un même conglomérat, les uns velléitaires du besoin, les autres pourvoyeurs de mensonges après la mort, pour les opposer alternativement à sa conception du monde quand cela lui convient.

Toutes les religions sont ainsi cataloguées comme « mystiques » et engendrant la pauvreté. Tout juste, suggère-t-elle que notre Sainte Eglise, a fait une part à la raison avec la foi. Mais cet aveu gratte la page d’écriture et il faut hésiter chez elle entre le constat de son hypocrisie ou son manque de culture.

A l’époque qu’elle décrie tant, au Moyen-Age, sévissait pourtant un Saint Thomas d’Aquin qui a influencé très fortement notre Eglise jusqu’à nos jours et à qui il ne pourra pas être reproché le manque de raison. Je dirais même, au contraire. Ayn Rand ne semble pas connaître cet auteur, ni aucun autre, et surtout pas reconnaître le sacrifice chrétien pour que notre société en arrive là où elle en est.

Aucune dialectique n’est admissible chez elle. Nous n’étudions pas les auteurs antiques durant le Moyen-Age pour faire culture pour nous permettre de nous distancier progressivement de la nature grâce à l’idée de Dieu, pour entrer à proprement parlé dans une ère scientifique. Non, les grands créateurs de richesse auraient été oppressés, empêchés et l’Amérique aurait permis la libération des énergies, ignorant au passage que la révolution industrielle a commencé en France et en Angleterre.

Ici comme ailleurs Ayn Rand utilise un procédé manipulatoire d’écrivain qui ne fait pas sa gloire. Celui-ci consiste à placer le lecteur dans une position de personne forcément intelligente, et qui, puisqu’il est intelligent, a été opprimé et doit donc acquiescer à la révolte contre l’oppression.

Et puis quel Américain ne voudrait pas s’entendre dire qu’il est l’habitant du nouveau paradis perdu ? une sorte de membre d’un nouveau peuple élu qui ressemble à s’y méprendre à l’ancien ?

Ayn Rand joue donc sur les sentiments nationaux, religieux et sur l’orgueil de ses lecteurs pour faire passer ses idées sous couvert de rationalisme. Ainsi ne veut-elle même pas envisager la colonisation de l’Amérique du Nord, jugeant que le pays était comme vierge d’habitants, qu’il était fait pour accueillir ces ingénieurs libres, marchands honnêtes et législateurs opprimés.

Ici, nous sommes proche d’une mystique judéo chrétienne messianique qui ne dit pas son nom et qu’Ayn Rand utilise pour servir ses raisonnements, ce qui est pour le moins malhonnête de la part d’une athée militante.

Son livre qui ne devrait rien dire de la religion, si ce n’est pour lui rendre grâce, s’évertue à l’assimiler au communisme/socialisme dont elle fait la description complète dans le livre. Durant des centaines de pages, elle dissèque la mécanique socialiste pour l’attribuer tout d’un coup à notre Sainte Eglise et faire de cette méthode indirecte et non avouée, le centre de ses raisonnements.

Il est vrai que la logique sacrificielle développée tout autant par les communistes que par les chrétiens, et les bonnes intentions qui tuent, apanage du socialisme autant que de la catholicité, pourraient prêter à confusion. Mais ce faisant, elle ignore toutes les réflexions sur la sécularisation de l’idée religieuse combattue par des catholiques comme Chesterton, avant elle.

Il y a une opposition de nature entre communisme et christianisme contrairement à ce qu’elle avance, et même une opposition avec le socialisme qui n’a pas émergée complètement chez nous, mais à laquelle je travaille dans mes écrits, preuve tout au moins que l’athéisme n’a pas à récolter seul les meilleurs fruits de la chrétienté.

Ainsi combat-elle avec force l’idée de sacrifice… quand son livre n’est que l’histoire d’un immense sacrifice. Mais Ayn Rand me répondrait que tel n’est pas le cas, que l’idée de sacrifice qu’elle défend n’en est pas une, que ses personnages ne sacrifient pas leur vie, ne mettent pas en jeu leur existence, ne prennent pas des risques par esprit de sacrifice, mais par intérêt personnel.

Voilà où cette juive athée ne comprend décidément rien à Jésus. Il lui faut dissocier l’esprit de sacrifice pour servir la société de l’esprit de sacrifice auquel se soumet un individu. Or Jésus fait ce sacrifice individuel pour la société, tout comme les personnages d’Ayn Rand se sacrifient au nom de leur idéal social, d’échanges inter-indivuduels. Tout comme Jésus, ses personnages sacrifient un bien plus petit pour en obtenir un plus grand, leur corps à leur liberté, leur insertion sociale à leur conception des rapports sociaux, leurs amours à l’idée qu’ils se font de l’indépendance etc. mais Ayn Rand n’appelle pas cela des sacrifices.

Pour elle, telle ou telle décision élimine automatiquement l’existence de ce que l’on abandonne, ce qui n’est en fait, jamais le cas dans la vraie vie. Quand John Galt met sa vie en jeu, il abandonne cette vie qu’il dit tant aimer, et il la sacrifie sur l’autel de ses croyances, matérielles ou amoureuses. Difficile de dire qu’il n’aime plus la vie, puisqu’il la met en jeu au nom de sa conception de la vie.

Tout est ainsi question de mystique et de foi chez Ayn Rand, alors même qu’elle défend l’idée inverse. Voilà d’ailleurs la malédiction des penseurs qui veulent écarter la foi ou la raison de leurs modes de pensée : ils y reviennent obligatoirement sans l’assumer , et en font le centre de leurs raisonnements.

Cette limite intérieure doit expliquer comment son idéologie se rapproche bien plus du communisme qu’elle ne pourrait ne serait-ce que l’envisager. Son athéisme teinté de matérialisme est l’évidente reproduction à l’identique d’un communisme qu’elle dit combattre. Ayn Rand n’a pas dépassé le jeu du bourreau et de la victime, elle s’y est engoncée jusqu’au mimétisme le plus grossier.

Victime du communisme, elle en est devenue le bourreau, puis le sauveur inattendu. Elle me fait penser à tous ces rouges que j’ai rencontrés dans ma vie, et qui sont secrètement fascinés par le capitalisme, raison pour laquelle ils veulent s’approprier son pouvoir, envieux d’usurper la place des puissants, persuadés que la spoliation sous couvert de justice les comblerait de tous leurs manques.

Elle me fait encore penser à tous ces riches pour qui la lutte des classes existe et qui considèrent l’avoir gagnée. Comme ces derniers, plus claire avec elle-même que des communistes de base, Ayn Rand assume son amour du capitalisme, c’est déjà ça, mais juste comme d’un moyen d’être reconnue individuellement, au sommet de sa force, n’envisageant jamais la faiblesse en général, et ce qui est plus inquiétant : sa propre faiblesse.

Chantre de la raison, Ayn Rand a été incapable de prendre en compte sa situation objective en ce monde, pour fantasmer sur un progrès qui répondrait à tous ses questionnements spirituels. Le progrès pour le progrès comme religion, ou le progressisme si vous voulez, ou encore le communisme débarrassé de toute jalousie gênante, car trop humaine, cette démarche transpire la régression pour notre époque, si jamais elle n’a jamais été innovante.

La force honnie

Ayn Rand conchie la force qui est pour elle l’expression la plus significative du comportement de pillard.

Or tout comme ses personnages qui détestent le sacrifice finissent tous par entrer dans une démarche sacrificielle, le personnage féminin principal finit par user de la force physique pour imposer ses idées. Elle tue un homme et se justifie en tant que gardienne de la raison.

En cela, elle n’est pas dissemblable de tous les meurtriers qu’elle dénonce et qui auront toujours la conscience vierge de toute culpabilité et en s’étant donnés force justifications.

Il est vrai que comme elle le décrit, la culpabilisation des créateurs de richesses est réelle dans nos sociétés à tendance socialiste. Cependant, engoncée dans son petit monde et sa petite vision, Ayn Rand ne s’est pas aperçue que ce rôle de bouc émissaire n’était pas l’unique apanage des personnes riches et belles. Toute la société contrôle ses membres par la culpabilisation et par la jalousie mimétique. La société capitaliste elle-même joue de cette possibilité pour vendre des produits auquel le consommateur a soif de s’identifier.

Il est aussi vrai qu’Ayn Rand déteste le marketing et la publicité. Mais elle oublie par là que notre prospérité est autant basée sur l’égoïsme qu’elle encense que sur la jalousie qu’elle rejette. Là encore, cette juive athée n’a pas les moyens spirituels de s’élever au-dessus de la mêlée pour comprendre que le mécanisme de bouc émissaire est universel (René Girard) et que Jésus s’offre en victime ultime de nos égarements, et non pour sauver uniquement une classe d’ingénieurs.

Dans sa vision puritaine, l’homme agit bien ou mal, il n’y a pas d’entre deux. Il choisit et de ce choix, et surtout de la manière dont il opère ce choix, avec sincérité et raison, découle son appartenance au bien et au mal. L’égoïsme est bon pour elle, parce qu’il crée la richesse. Elle ne s’imagine même pas que l’égoïsme puisse avoir un versant négatif, notamment dans les relations personnelles et j’y reviendrai quand je discourrai sur sa vision des hommes et des femmes. Elle n’imagine pas non plus que les choix positifs puissent découler d’habitudes anciennes, héritées, supérieures à des raisonnements neufs.

Ses réflexions concernant le rôle de la transmission, de l’héritage culturel, sont très limités. Chez elle, les hommes semblent naître de générations spontanées, spontanées dans leur intelligence et dans leur culture, tandis qu’à l’évidence nous sommes le fruit d’une survie accumulative génique et culturelle. Il nous est par exemple, impossible de redécouvrir seul, la physique des particules si nous n’avons pas reçu des cours. Et il en est de même dans nos réflexes sociaux. Si nous ne sommes pas éduqués à l’autonomie, nous ne serons pas autonomes « naturellement ».

Sa vision infantile des rapport humains puise dans l’idéalisation d’une enfance en questionnement qui serait dépourvue de péché. Là encore, quelle drôle vision de ces enfants qui se posent effectivement des questions, mais tout autant pour trouver sens à leur vie, que pour mettre en difficulté les adultes de leur entourage par des discussions sans fin, et ainsi acquérir un peu de pouvoir par la parole. Apparemment, la grande raison d’Ayn Rand n’a pas identifié ce leurre.

Elle qui défend systématiquement la raison aboutit donc à nombre de raisonnements fallacieux parce qu’elle a voulu répondre aux questionnements de l’univers entier dans un seul livre. Et après cela défendra-t-elle dans ses écrits que le péché d’orgueil n’existe pas, pour mieux se tromper, pour mieux tromper son lecteur.

Elle est aveugle à ce point que concernant la force, elle n’imagine pas que les Etats Unis d’Amériques se sont construits en usant de cette force qu’elle rejette, que la plupart des découvertes scientifiques ne sont pas dues à quelques ingénieurs animés par l’égoïsme, mais par des militaires avides de détruire le pays adverse (énergie nucléaire, motorisation des véhicules terriens ou aériens, réseaux de communication informatiques etc.).

En suivant son raisonnement et en admettant que l’égoïsme dût présider à l’édification de notre richesse, il eût fallu faire la guerre à la terre entière. Ah ça y est, je crois que je tiens quelque chose pour expliquer la géopolitique moderne… par contre, je ne crois pas que cette augmentation de richesse soit le fruit d’un état de droit comme le soutient Ayn Rand.

Comme tout Américain qui se respecte, elle voit l’esclavage en Europe, cependant que le socialisme se soit accommodé du libéralisme chez nous sans que cela ne l’interroge plus que ça. Voilà la notion de société complexe qui lui échappe et de complexité tout court quand je songe qu’elle n’intègre pas dans ses écrits la distinction entre exploitation intensive et extensive des terres. Les USA, un pays neuf et vaste ne peuvent être comparés à une Europe étriquée dans des limites anciennes et qui doit faire fructifier ses possibilités avec moins de latitude qu’outre atlantique.

Ainsi comme je l’ai déjà précisé, ignore-t-elle tout de l’histoire ou de la géographie pour en arriver à des conclusions économiques et culturelles personnelles, portant tort aux idées qu’elle croit défendre. Car si les USA sont libres, ils le doivent aussi à tout ce qu’elle rejette : le Christ, la force, le sacrifice, la communauté. Tout cela pour mieux flatter les conceptions américaines de ses lecteurs concernant l’individu ou la nature et les faire coller à son idéologie de bourgeoise juive dont la famille s’est reniée.

Il n’est pas anecdotique de dire qu’Ayn Rand est une juive athée. Comme je l’ai déjà précisé dans d’autres articles, les pires avec lesquelles nous ayons à traiter en tant qu’antiféministes, sont ces bâtardes spirituelles qui possèdent la maîtrise de leur culture d’origine sans avoir adhéré entièrement à leur nouvelle culture. Elles composent autant qu’elles se fourvoient, et autant qu’elles croient assumer des choix. Tout comme chez nous ces catholiques devenus socialistes.

En vérité et contrairement à ce qu’elle imaginait, tout est sacrifice dans la vie, dans le monde, ce que le christianisme aurait pu lui apprendre. Quand Ayn Rand mangeait une pomme, elle sacrifiait la vie d’une pomme. Quand Ayn Rand marchait, elle détruisait des micro-organismes. Quand elle parlait, elle s’opposait à la parole d’un autre. Quand elle respirait, elle s’appropriait de l’oxygène commun.

Avec tout son culte de la raison, elle n’a pas senti cela, rien de cela. La vie est un immense sacrifice fait sur le dos des autres. Nos propres choix ne valident que des sacrifices. Seulement nous y adhérons un peu plus que ce à quoi nous avons à renoncer. D’où la foi, la nécessaire foi, qui oriente chaque être humain dans des décisions toujours obscures et que la raison est inapte à éclairer entièrement.

Ayn Rand affirme que c’est une torture d’avoir à renoncer pour nous Chrétiens à ce que la vie a de meilleur. Mais contrairement à elle, nous assumons pleinement nos choix, ce qui veut dire ne pas échapper non plus à la part de deuil qu’ils impliquent. Elle, s’est appliquée une morale de l’oubli et a jugé que c’était vivre. Sa triste fin a pu lui faire entrevoir son erreur. Mais passons. Ayn Rand a bien vu la société dans ce qu’elle avait de pire, elle ne s’est pas vue elle-même, et cela ne pouvait finir qu’ainsi.

Il n’est pas possible de compter sur le sens de l’honneur et la conscience des ingénieurs et plus généralement des scientifiques pour faire avancer la société. Là encore, l’histoire fourmille d’exemple de scientifiques très honnêtes, mais complètement dépassés par leurs recherches, offrant à un monde corrompu, le fruit de leurs découvertes, ou eux-mêmes se fourvoyant. Car il ne peut en être autrement.

Pour donner un seul exemple, le professeur Lejeune n’est pas le moindre de ceux-là. Il a découvert le gène de la trisomie, découverte qui a contribué à exterminer ces trisomiques qui lui étaient si chers. Aujourd’hui sa fondation cherche à guérir des personnes qui font pourtant la diversité de notre monde. Aussi bon fût-il, il n’a pas réussi à faire accepter ceux qu’il chérissait, je ne vois pas quel plus grand scientifique pourrait faire mieux s’il en avait le pouvoir.

Le monde d’Ayn Rand dominé par le culte de la valeur ajoutée est un pur fantasme qui ne recouvre qu’une réalité très partielle, celle de l’échange dans ce qu’il a de meilleur.

Effectivement, l’échange marchand pousse à la morale, mais seulement dans certaines conditions. Des économistes ont montré par exemple que cet échange devait être régulier pour être le plus moral possible. Sinon, il aboutissait à une prise de bénéfice par opportunité : vous avez intérêt à flouer la personne avec qui vous ne ferez jamais plus affaire, surtout si la marge que vous prenez sur le produit est très importante. Et ce n’est qu’un exemple de loi économique qui montre que nous ne sommes pas toujours poussés à des échanges dits moraux.

Au contraire, si nous ne sommes pas dans une société unie, si la possibilité de triche existe, quand le consommateur n’est pas entièrement informé des qualités du produit, qu’il ne peut pas les vérifier, que le vendeur n’est même pas au courant comme cela arrive, alors le vendeur a intérêt à tricher. Et ce ne sont pas les imprécations morales d’Ayn Rand qui y changeront quoi que ce soit. Le marché n’est moral que s’il est régulier avec des personnes que nous connaissons et que nous pouvons sanctionner financièrement si la qualité de produit n’est pas au rendez-vous.

Enfin, pour obtenir un échange moral, il faut aussi respecter tous les principes de micro économie, ce qui n’est pas gagné (information pure et parfaite etc.).

Alors oui, la personne qui méconnaît les obligations morales du marchand, doit être probablement quelqu’un de malhonnête comme le suggère Ayn Rand, mais non, le monde des marchands n’est pas toujours honnête et celui qui triche, qui pille, peut le faire suite à un calcul égoïste et rationnel.

Quant à voir dans la ville de New-York le temple de la société industrielle/rationnelle, quand je pense ce qu’elle est devenue aujourd’hui, une maison close de l’empire progressiste et socialiste aux USA, cela interroge grandement sur les conceptions d’Ayn Rand notamment sur ces petites villes et petits villages qui adhèrent toujours à l’économie de marché dans le sud et qu’Ayn Rand fait pourtant mine de mépriser dans son livre.

Ayn Rand s’est largement fourvoyée dans ses réflexions générales parce qu’elle a ignoré que la plupart des réflexions passaient d’abord par le coeur et qu’il fallait les passer au tamis d’une introspection personnelle.

Il n’y a pas que des décisions raisonnables. Les décisions raisonnables se prennent lorsque nous considérons nos natures, en nous connaissant intérieurement, d’où la nécessité de la confession pour progresser en termes de raison. Les choix qui feraient abstraction de toute émotion n’existent pas, et comme nous allons le voir dans la deuxième partie, celle qui croyait s’en extraire y est tombée de la manière la plus lamentable qui soit.

Ayn Rand et l’amour

Pour habiller ses raisonnements, l’auteur s’exerce à des contorsions inimaginables. Hommes et femmes se rencontreraient comme dans les affaires, sur la base d’une sorte de contrat d’intérêts, d’ailleurs mal défini.

En vérité, elle nous fait l’exact description d’une femme guidée par ses passions, et qui construit son désir à travers celui des hommes valeureux qu’elle rencontre.

L’hypergamie chez Ayn Rand, comme dans les fantasmes de nombreuses femmes, conjugue une forte réceptivité aux hommes velléitaires dans les relations personnelles et puissants dans les affaires, les deux étant confondus. Celui qui est puissant, est celui qui désire fortement, mais aussi celui qui sait maîtriser son désir pour faire réussir ses projets, pécuniaire, amicaux, amoureux .

En même temps, les hommes doivent savoir céder à l’attraction qu’une femme « spéciale » exerce sur eux d’une manière tout à fait déraisonnable, en même temps être des parangons de contrôle. Plus ils sont jugés aptes à se contrôler, plus ils sont désirés parce que la femme qui les fera céder décrochera la timbale de l’élue forcément particulière aux yeux de sa monture.

Tout transpire ici la peur des femmes face à leur propre indifférenciation, leurs excès sentimentaux. L’homme valeureux, ou désirant, vient les guérir de leurs phobies. Ainsi Ayn Rand se réalise en passant de montures en montures, toujours plus désirantes, toujours plus puissantes à ses yeux.

Celui qui désire mais n’est pas adoubé par les femmes (Eddie Willers)

Le pauvre Eddie Willers n’aura pas la chance d’appartenir à la bonne catégorie d’hommes. Amoureux de mademoiselle Taggart depuis sa jeunesse, il restera dans la friendzone jusqu’à la fin.

Il représente l’homme qui adule une femme sans avoir les moyens de ses ambitions, trop peureux, trop dépassé par la prestance de son égérie, un homme que chaque femme aime garder en réserve auprès d’elle et qui la rassure par la constance doucereuse de son désir, mais trop raisonnable.

La métaphore de son impuissance sera illustrée à la fin quand il se retrouvera seul, abandonné, sur une ligne de chemin de fer en face des initiales de son idole car il l’aura suivie jusqu’au bout au lieu de la précéder.

Fidèle jusqu’à la mort, tel un bon toutou, il aura été ignoré par Dagny. Cette dernière, tellement admirable, ne s’étend pas sur son sort. Dire qu’il n’a eu que ce qu’il méritait, ce serait ajouter de la morale là où une femme n’en fait pas. Eddie ne s’est pas donné les moyens de ses ambitions avec elle, il devait donc rester sur le bord de la voie.

Du chienchien au jeune homme prometteur (Francisco d’Anconia)

La femme aime se vivre comme un être à conquérir et Ayn Rand en fait si peut de mystère qu’elle évoque par deux fois le fantasme de toute femme d’être enchaînée à un homme, de lui faire la cuisine et de lui être soumise, elle, la femme indépendante du roman et dans sa vie personnelle.

Evanoui donc l’échange égalitaire dans les affaires qui servait de modèle à ses raisonnements. Elle ressemble en cela à la plus bête des féministes qui nous est donné en exemple à notre époque : Simone De Beauvoir, qui prônait l’indépendance des femmes tout en se repaissant dans son intimité d’aliénation, je dirais même, d’autant plus qu’elle prônait l’indépendance des femmes. Ici, la transaction devient inégalitaire parce que les individus le désirent, se justifie l’auteur. Autant dire qu’elle réintroduit l’anarchie sentimentale là où elle s’était fait fort de s’en détacher entièrement.

D’ailleurs son désir, et même celui des hommes qu’elle aime, n’ont rien de clair, les uns pour les autres, mais aussi intérieurement. Ils deviennent évident quand ils se matérialisent, juste au moment où les hommes prennent les devants. A ce moment, les personnages comprennent. Et quand Dagny découvre ses premiers émois, elle admet aimer se faire violenter, d’abandonner toute velléité à celle d’un homme, ce que nos féministes d’aujourd’hui étiquetteraient du doux nom de viol et de violences conjugales.

Celui qui s’y prête à l’adolescence est le senor Francisco D’Anconia, fils d’un très grand industriel et à l’avenir encore plus prometteur que ses ancêtres. Fantasme, fantasme, me direz-vous… attendez de lire ces passages.

Le moment clef entre Dangny et Francisco

Dagny à propos de Francisco :

– « Moi, il me fait m’attendre à de l’excitation et à du danger » (le bad boy)

Quand elle pensait à Francisco, elle ressentait cette assurance persistance qu’elle aurait un jour (se vivre à travers le désir de l’homme, être guidé par lui)

D’ailleurs face au manque d’assurance de Dagny :

Francisco s’était arrêté net, l’avait regardé et l’avait giflée…. Elle avait ressenti du plaisir de la brutale douleur chaude sur sa joue, et du goût du sang au coin de sa bouche.

Et au moment de passer à la casserole pour la première fois :

Elle ressentit un instant de rébellion et un signe de peur… Elle tenta de se dégager, mais elle ne fit que s’appuyer à nouveau contre ses bras… Elle pensa qu’elle devait s’échapper ; au lieu de cela, ce fût elle qui tira sa tête vers le bas pour trouver sa bouche, encore. Elle savait que la peur était inutile, qu’elle ferait ce qu’il désirait, que la décision était la sienne, qu’il ne lui laissait rien de possible, excepté la chose qu’elle voulait le plus : se soumettre... ce qu’elle ressentit fut comme si elle était en train de lui crier, « Ne me le demande pas. Oh, ne demande pas. Fais- le ! »… elle n’était jamais si féminine que lorsqu’elle se tenait à ses côtés, se glissant dans ses bras, s’abandonnant à tout ce qu’il souhaitait, en une ouverte reconnaissance de son pouvoir de la réduire à l’impuissance par le plaisir qu’il avait le pouvoir de lui donner.

Voilà, tout est dit du désir des femmes et de son ambiguïté, ce que tout antiféministe sait depuis la nuit des temps, et ce que toute féministe se fait fi de vouloir cacher au monde et de se cacher pour mieux détruire la sainte relation entre hommes et femmes.

Francisco, le latin lover faussement déluré mais entreprenant

Du jeune homme prometteur à l’industriel accompli (Hank Rearden)

Pourtant,notre personnage de femme indépendante ne va pas s’arrêter là en matière de soumission, loin de là. Les amours adolescentes passées, le latin lover de l’industrie s’en va au loin, laissant Dagny à son ambitieuse carrière (il est à se demander si ce roman n’est pas un fantasme féminin de bout en bout en matière sentimentale).

Et qui arrive juste après l’adolescent impétueux ? Eh bien l’homme marié ! Mais le voilà engagé, ce qui pose à notre héroïne un double problème de morale personnel et pratique. Au niveau de sa morale personnelle, comment faire découcher quelqu’un qui s’est engagé ? Quel sens y-a-t-il à cela quand l’échange basé sur le respect des engagements a été sacralisé à ce point ?

Eh bien Ayn Rand trouve un vice du consentement à l’achat en quelque sorte. Monsieur a le droit d’aller voir ailleurs, non pas parce qu’il flatte l’égo de la romancière, mais parce que sa femme ne l’a jamais respecté dans ce qu’il avait de meilleur. Tiens donc. Dès lors, le divorce devient admissible et la seule faute que Hank Rearden commettra, c’est de ne pas avoir assumé ses nouveaux sentiments de manière publique.

Voilà la maîtresse exaltée au plus haut point. Elle va pouvoir engager le mari volage à bon compte, sans toutefois le marier car son fantasme ne sera pas encore satisfait à l’issue de cette rencontre.

Bien entendu, l’ancien amant est au courant, mais il ne sera absolument pas jaloux, au contraire, compréhensif. Vous pensez bien, c’est le type d’homme au-dessus de ça !

A chaque fois que Dagny passera dans les bras d’un autre, les anciennes montures rivaliseront d’attitude chevaleresque pour laisser toute latitude au nouveau venu. De vrais hommes je vous dis… selon la conception que s’en fait une femme volage qui ne veut surtout pas être culpabilisée pour son inconstance.

Notez aussi que la vie de Dagny correspond miraculeusement à la vie de l’auteur du roman. Vous en ferez vos propres conclusions.

Ainsi le portrait de la femme honorable d’Hank Rearden n’est-il pas piqué des vers. Jolie, avenante, c’est une mollasse culpabilisatrice qui voudrait lui faire renier son égoïste grandeur morale pour se tourner vers le sens altruiste de la vie.

En vérité l’auteur la décrit comme une énième parasite qui se paye sur une bête à qui elle doit tout, mais qui ne veut rien lui devoir. Le discours moral de cette légitime épouse dans le roman cacherait une forme d’emprise sur celui/ceux qui mériterai(en)t d’être glorifiés dans leur rôle social, mais qui ne le seraient pas parce que toute la société aurait peur de leur indépendance. A l’évidence, il faut démêler le faux du vrai dans ces assertions.

Certainement, les personnes qui réussissent sont souvent culpabilisées. La grandeur et le succès provoquent un mélange de peur et d’admiration. Admiration qui donne tout pouvoir et permet possiblement d’en abuser et de devenir un déchet de l’humanité. Possible abus qui provoque la peur. Tout est lié. Du coup, l’entourage d’une personne célèbre est largement autorisée à réfréner les ardeurs d’un égo qui risque de devenir démesuré. Mais jusqu’où et comment ?

Pour Ayn Rand, il est clair que cette intervention est inadmissible, que la personne qui a réussi socialement doit recevoir autant de la société que dans sa famille.

Bizarrement pour une femme, elle place donc les rapports personnels en dessous des rapports sociaux. Pire encore, elle dénie toute légitimité à ce questionnement personnel qu’elle taxe de sentimentalisme. La raison est alors décrétée mère de l’humanité et les sentiments ne sont qu’interférences dans les intérêts égoïstes de chacun.

Or, comme je l’ai montré un peu plus haut, sa position réelle est plus ambiguë. Les sentiments qu’elle refoule de par une éducation masculine adulée, rejaillissent ailleurs, de manière inconsciente.

Car je ne vois pas comment trouver de réponse à une telle incohérence de raisonnements si ce n’est par le vécu de l’auteur qui ressemble comme d’une caricature à celui de toutes ces filles à papa qui ont adhéré aux valeurs de leur père sans restriction, et qui cherchent ainsi toute leur vie à prendre la place de maman (d’où l’attirance pour l’homme marié).

Pour le dire à l’américaine, Ayn Rand triche avec elle-même et avec ses lecteurs. Les affects ont leur vérité et leurs raisons même si la Raison ne les connaît pas. Elle triche en flattant des lecteurs intelligents en les poussant à se reposer sur leur seul engagement professionnel comme d’une solution à tous leurs questionnements existentiels.

Pour tout Américain qui se respecte, la psychologie est considérée comme inutile et dangereuse. Elle entraverait l’action, accusation particulièrement grave au pays des pionniers. Elle est régulièrement ridiculisée dans les films et les séries.

De plus elle introduit un doute quant à la nature du bien et du mal, ce qui ne peut aller de soi au pays du puritanisme. Un Américain normalement constitué trouvera beaucoup plus de réponses dans la religion que dans la psychologie.

L’excès de complexité introduite par cette dernière sera un autre facteur aggravant et ce réflexe n’est pas sans bon sens lorsque l’on songe aux querelles byzantines qui déchiraient le palais tandis que les Mohamétans étaient au portes de Constantinople.

Au questionnement intérieur sur les motivations des personnes, la plupart des Américains, dont Ayn Rand, préfèrent le questionnement intérieur pratique, fait sur l’instant, à partir de faits préhensibles.

Naturellement, la psychologie consacrée aux USA est le courant comportementaliste qui assimile le fonctionnement du cerveau humain à celui d’une machine. Telle est d’ailleurs la position assumée d’Ayn Rand, l’homme est une machine douée de raison. Son salut passe par là. Tout le reste n’est qu’entraves et mensonges.

Son monde constitué uniquement de gagnants paraît bien étrange au vieil européen catholique que je suis. Cependant comme je l’ai déjà indiqué, j’y trouve bien des vérités, l’Amérique n’aurait pas réussi aussi franchement sans cela. Notamment et la première de celle-là : les bons sentiments ont tué par tombereau plus que tous les intérêts bien compris égoïstes entre nations.

Or s’il est une erreur de placer des sentiments personnels dans les rapports internationaux comme le dénonce Ayn Rand, il en est une autre que de considérer que les affaires sentimentales dussent se traiter à l’égal d’affaire d’état. Comme je l’ai déjà montré dans d’autres articles, plan personnel et plan général sont séparés. Ces deux visions du monde possèdent leurs propres lois qui ne sont pas valables dans l’autre.

La psychologie peut nous permettre de comprendre pourquoi des individus transgressent cette loi universelle. Certains que dénoncent Ayn Rand, font du sentimentalisme, c’est à dire mettent des sentiments dans les affaires publiques. Mais d’autres, jugent des coeurs à l’aune de leur intérêt égoïste. Ce n’est pas mieux. Dans le roman d’Ayn Rand,seule cette dernière erreur est défendue.

Se plaçant en travailleuse compétente, les personnes qui lui demandent des sacrifices sont assimilés à des pillards. Et elle a raison, ils le sont. Personne n’a le droit d’exiger un sacrifice d’une autre personne. Mais ce faisant, elle oublie qu’à l’inverse, un individu peut choisir de se sacrifier pour une autre personne, en toute conscience, pour le bien être social, ce qu’on fait des myriades de saints avant elle, saints qui ont permis à notre société de sortir de sa barbarie.

Ici aussi, Jésus manque à ses analyses même si elle a raison de souligner un des énormes défauts de notre Eglise contemporaine : sa tendance à vouloir vivre en parasite de la société par des demandes de sacrifice social, plutôt que de l’élever et de la soutenir en édifiant les âmes. Tout comme Ayn Rand confond plan général et personnel, les pillards ne le font pas moins, mais dans l’autre sens.

Ainsi n’est-il pas inutile qu’un grand industriel se pose des questions personnelles et existentielles, et soit remis en question dans sa famille. Cela lui évitera de sombrer humainement et de mourir comme un chien, en croyant puérilement que les gens peuvent se plier à tous ses désirs comme de simples employés. Tout comme il n’est pas inutile qu’un pillard de l’intime se place du point de vue de la société. Cela lui évitera et nous évitera de revenir à l’état tribal.

Le bon gros fantasme à la fifty shades of grey

Le moment clef entre Dagny et Hank Rearden

L’homme qui se renie pour une femme, l’homme qui accepte l’animalité d’une femme, rien de plus excitant :

Elle leva les yeux pour le regarder avec obéissance. Il dit (Hank Rearden) :

Ce que je ressens pour toi est du mépris. Mais il n’est rien comparé au mépris que j’éprouve pour moi-même. Je ne suis pas amoureux de toi. Je n’ai jamais été amoureux de personne. Je te voulais depuis le premier moment où je t’ai vu. Je te voulais comme quelqu’un veux une putain–pour les mêmes raison et visées. J’ai passé deux années à m’en vouloir parce que je pensais que tu étais au-dessus d’un désir de ce genre.

Tu ne l’es pas. Tu es un animal aussi vil que je le suis…

***

Elle se tint devant lui, nue. Elle dit :

J’ai envie de toi, Hank. Je suis bien plus un “animal” que tu le crois. J’ai eu envie de toi depuis le premier instant où je t’ai vu, et la seule chose dont j’ai honte, c’est que je ne le savais pas (prise de conscience de son désir quand l’homme l’a désirée)

Où la réussite sociale et l’indépendance de la femme s’efface devant la conquête d’un homme :

J’en suis plus fière que de tout ce que j’ai accompli d’autre, plus fière de cela que d’avoir construit la Ligne. Si on me demandait de nommer ma plus grande réussite, je dirais : “J’ai couché avec Hank Rearden. Je l’ai mérité.

Du gagnant à l’idéaliste (John Galt)

Alors que peut-il bien exister dans la psyché féminine au-dessus de l’adolescent impétueux/prometteur, et de l’homme marié puissant industriel ? Ca commence à devenir difficile à imaginer, même pour un antiféministe.

La réponse est pourtant évidente pour celui qui connaît les femmes. Il y a un être supérieur à tous les autres pour elles : l’idéaliste. Mais pas n’importe lequel. Celui qui, non seulement a été un jeune prometteur, qui a réalisé ses aspirations, mais avant les deux autres, les a toutes sacrifiées à sa foi.

Comme ceux qui m’auront lu, l’auront déjà compris, la notion d’hypergamie se comprend très différemment pour un homme et une femme.

Il est rassurant pour un homme de se dire que l’argent lui ouvrira la porte du coeur des femmes (quand cette idée ne finit pas par le dégoûter). Mais il y a déjà une première distinction que font les femmes et pas toujours les hommes. Au-delà de l’argent, la position sociale d’un homme est plus importante pour elle, son travail. Elle marque un individu capable d’efforts, et donc qui sera probablement généreux pour elle et sa famille. Que cet homme domine dans la société, est secondaire, puisqu’un pauvre rempli d’abnégation lui sera plus utile qu’un riche radin.

Or qui est plus capable d’efforts que l’homme prêt à tout au nom de sa foi ? Cet homme là a toutes les qualités possibles et imaginables pour une femme : il sait où il va, il a trouvé une cohérence en ce monde, il est prêt à se sacrifier pour ses idées, à faire des efforts incommensurables par rapport au commun des mortels. Qu’elle le soumette ou qu’elle y soit soumise, la femme en ressortira toujours grandie. Ses enfants aussi. Ne se dit-il pas dans la tradition juive que le meilleur mari possible pour une femme est un bon connaisseur de la Torah ? Et voilà la réponse de tout un roman qui pointe le bout de son nez : qui est John Galt ?

John Galt est LE fantasme définitif d’Ayn Rand. Et je peux d’autant mieux en parler que je suis John Galt. Son héros vit dans une maison qu’il s’est construite, dans un milieu protégé du reste du monde, il ne partage ses idées qu’avec ceux qui le méritent, il se bat pour un monde meilleur avec sa foi en bandoulière, il tente de rallier les personnes encore conscientes pour qu’elles soient fières d’elles et travaillent à l’édification d’un monde motivé par la justice (et l’amour en ce qui me concerne), il découvre chaque jour qui passe le moteur de l’humanité dont il construit les plans, il est chef par reconnaissance et non par spoliation, il déteste le socialisme et le communisme, il n’a pas peur d’être isolé etc etc.

Dommage que John Galt ne soit pas catholique et qu’Ayn Rand n’ait pas découvert la profondeur de notre foi en ne s’attachant qu’à des aspects superficiels de celle-ci. Mais ne prenons surtout pas les idées de John Galt mot pour mot, et voyons plutôt le rapport personnel qu’Ayn Rand construit autour de lui.

John Galt, issu de la plèbe, qui s’est construit seul (autant que cela est possible, avec un seul mentor), à force d’intelligence et de volonté. John Galt qui refuse de laisser ses découvertes aux pillards, qui part en grève de l’intelligence et de la compétence contre ce monde, qui surveille Dagny durant des années pour la ramener dans son camps, qui l’aime secrètement. L’homme à qui tout réussi. Voilà de qui Dagny Taggart désire être aimée. Un self made man animé par la foi de l’égoïsme.

Une des plus grandes conquête de cet homme sera d’obtenir le consentement amoureux de Dagny. Cette dernière va lui donner du fil à retordre. En petite fille sage, comme toute femme qui se respecte, elle sera la dernière du groupe à se laisser convaincre de s’opposer à la société. Seule son entreprise l’intéresse, et elle ne peut admettre que des aspirations plus hautes que matérielles puissent l’appeler.

Durant des années, ce sacrifice n’aura aucun sens pour elle jusqu’à ce que monde l’ait privé de son jouet. Ainsi dans le paradis pour gros cerveaux d’Ayn Rand, le nombre de femmes est moins important que celui d’hommes, et il est facile d’anticiper sur cette idée quand seule l’insertion sociale prime. Et encore faudra-t-il que le prince vienne la sauver au dernier instant en mettant sa vie en danger.

Si l’on met bout à bout toutes les conditions que le prince charmant doit remplir pour conquérir la belle pieds et poings liés, l’entreprise est pour le moins exigeante : un amour secret sans faille pendant des années et désintéressé appuyé sur le libre consentement de la femme, un être pétris de qualités, intelligent, brave, honnête, riche, cultivé, rationnel, pas jaloux, une utopie à construire (un monde à reconstruire de toutes pièces), une abstinence sexuelle de plusieurs années, rien que cela. Voilà qui a toutes les allures d’un amour impossible, mais qu’importe, ne sommes nous pas dans un roman ?

Qui est John, Galt ? La projection d’un fantasme.

Le moment clef entre Dagny Taggart et John Galt

Tout un roman de plus d’un millier de pages sur l’émancipation des hommes et des femmes brillants pour en arriver là, à un préquel, aussi excitant pour une femme que « 50 nuances de grey » :

Suis-je une invitée, ici, ou une prisonnière ? demanda-t-

elle.

Cela va dépendre de votre choix, Mademoiselle Taggart.

Ce plaisir spécial qu’elle avait ressenti en le regardant manger la nourriture qu’elle avait préparé s’était-elle dite, allongée, immobile, les yeux clos, son esprit se déplaçant comme le temps, à travers quelque monde de lenteur voilée–ça avait été la joie de savoir qu’elle lui avait fourni un plaisir des sens, qu’une forme de la satisfaction de son corps lui était venu d’elle. “…Il y a une raison”, s’était elle dite, “à pourquoi une femme souhaiterait faire la cuisine pour un homme »

Qu’est-ce que tu veux ?” avait répété la voix dont le ton était sévère comme celui d’un juge. “Je veux qu’il revienne !” avait-elle répondu, jetant les mots comme un cri dépourvu de son, s’adressant à un accusateur se trouvant en elle ; presque comme quelqu’un jetterait un os à une bête le poursuivant, dans l’espoir de la distraire et de l’empêcher de bondir sur le reste. “Je veux qu’il revienne”, avait-elle dit doucement, en réponse à l’accusation disant que rien ne pouvait justifier une aussi grande impatience… “Je veux qu’il revienne”, avait-elle supplié

elle avait exactement l’air ce qu’elle était : sa servante.

Conclusion

En filigranes, vous comprendrez que le modèle de héros proposé par Ayn Rand doit combler son désir hystérique, ce qui ne se peut pas. Si les histoires d’amour se terminent mal, en général, celle-ci n’y échappera pas (mais le roman se garde bien d’en parler).

Ce roman, qui entreprend une critique profonde du socialisme, en réhabilitant les producteurs de richesse, permet aussi d’entrer dans les pensées d’une femme honnête avec ses désirs. L’individu y est célébré. La personne y est ignorée. La société y est contestée. Le groupe, notamment d’intérêt, réhabilité.

Ce cadre particulier ne fait pas d’Ayn Rand la représentante de toutes les femmes cependant que le lecteur pourra y déceler une mécanique sentimentale assez partagée par ses consœurs, une sorte d’idéal masculin mis en mots, inatteignable, mais éclairant.

Ce tableau ne serait pas exhaustif sans que j’y rajoute quelques mots à propos du personnage de Cherryl et Ragnar Danneskjöld.

Ce dernier, voyou au grand coeur, idéal d’esthétique, nordique, à l’état brut, ne fait pas partie de la liste des amants de Dagny Taggart bien qu’Ayn Rand lui donne une place de choix en termes de représentation masculine.

Il est le seul à être marié, évidemment à la plus jolie des femmes de cette élite, possiblement perpétuateur de la race humaine à cause de sa généreuse génétique aryenne.

Fascinant à cause de cette beauté qu’il ne cesse d’exposer dangereusement dans sa lutte pour une juste cause, cet aventurier vient compléter les portraits d’hommes au caractère séduisant selon Ayn Rand.

Cherryl, ignorante du fonctionnement de la société, mais pleine de bonnes intentions, va se faire vampiriser émotionnellement par un pillard.

Cette esquisse suggère que certains hommes seraient animés par l’idée de tuer le désir d’émancipation d’une femme, non en tant que femme, mais comme individu rationnel.

Du côté de Cherryl, son hypergamie l’aura poussée dans les bras d’un homme manipulateur, ne vivant qu’à travers des représentations erronées du pouvoir, faible et destructeur en vérité.

Comme vous l’aurez certainement noté, les personnages manquent d’ambivalence. Forcément bons ou mauvais, ils accomplissent le mal ou le bien selon leur karma, et sont victimes ou bourreau selon leur nature profonde. 

Cependant, cette description d’un homme vicieux introduit deux idées importantes : la possible rouerie affective d’un homme dans ce roman où ils sont tant adulés en termes de relations sentimentales, et la possible aspiration à la rationalité d’une femme. Cette inversion des représentations sexuées, forme comme un jeu de miroir avec les personnages positifs et qui vont s’en sortir, tandis que le couple maudit, inverti, déchoira de bout en bout. 

Voilà, « la grève de l’Atlas » n’est pas un roman étudié dans les universités et pour cause, la maîtrise du récit et sa cohérence n’y sont pas totales. Sa forme se situe à mi-chemin entre le roman sentimental et l’oeuvre épique. Manquant d’introspection, Ayn Rand n’a pas su limiter l’envergure de ses ambitions pour gagner en justesse.

Malgré tout, elle y fait la description exacte d’une psyché toute féminine, et y décortique à merveille la mécanique intellectuelle de pillard du socialiste. Pour ces deux dernières raisons la lecture de son oeuvre, voire son étude, sont loin d’être inutiles, même s’il faut constamment les relativiser eu égard aux nombreuses incohérences philosophiques, historiques, culturelles, scientifiques produites.  

Ce parti pris du propos est à mettre en rapport avec une sorte de puérilité affective. Les sentiments y sont honnis comme autant de corps étrangers à la raison, refoulés, parce qu’incompris, non assumés, soit le propre de quelques êtres handicapés sentimentaux. Ayn Rand voit très bien les défauts du monde. Elle est incapable de voir les siens. 

Il était normal que des êtres tout en rationalité désirassent être jugés à l’aune de leurs qualités. Pour le reste de l’humanité, il en ressort comme d’une volonté d’ériger une tare affective pitoyable en modèle. Les esprits rigides veulent que le monde leur ressemble. Pour eux, la personne n’a pas de consistance et ils finissent par se couper du reste du monde volontairement, tout autant que ce monde jaloux ne cesse de vouloir les rejeter.

Là est leur malheur et le nôtre. Ils ont raison de glorifier leur raison et tort quand ils oublient qu’ils sont doués de défauts. Le monde a tort de vouloir abuser d’eux et de vouloir les culpabiliser, il a raison d’exiger qu’une place soit faite aux sentiments. La rencontre en dépend. La vérité aussi.   

Contrairement à l’ambition de l’auteur, vous ne trouverez donc qu’un bout de vérité dans « La grève ». Ayn Rand y défend l’individu dont elle personnalise les qualités sociales pour mieux souligner son rôle envers le groupe. Les différences individuelles sont tout et se confondent avec la personnalité des gens selon leur capacité à produire de la richesse. Un contradictoire personnalisme libéral en quelque sorte.


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