Enfin, un livre où le français est remis à l’honneur. Le déroulé des pensées d’un des personnages sert de prétexte à la réintroduction d’un langage châtié dans un ouvrage moderne, de mots oubliés, qu’il fait bon de lire pour eux-mêmes. Ouf ! Au milieu de l’ordure ambiante de notre médiocratie, ce roman donne à respirer une bouffée d’air sain et bien odorant.
J’y ai appris des mots (des hanches oréades, c’est beau !), j’ai voyagé à l’évocation de bouteilles que je ne connaissais pas, bref, il m’a encouragé dans mon désir de m’élever. Et puis, je dois avouer que sa perception des rapports de séduction, de la psychologie féminine en ce domaine, va au-delà de ce que j’ai pu pratiquer, ou en percevoir. Il est vrai que j’ai toujours méprisé cet art, qui, je dois pourtant le reconnaître, appartient aux sciences humaines dans ce qu’elles ont de plus profond. Enfin, le niveau d’évocation littéraire est très élevé. Beaucoup de phrases sont des clins d’oeil à des classiques, pour le meilleur. D’ailleurs, dans sa structure même, le roman est un mix évolutif entre « les liaisons dangereuses » et « Dom Juan ».
Côté liaisons dangereuses, il organise un dialogue entre les deux journaux intimes d’une féministe et d’un bon vivant. Mais contrairement à la correspondance de Pierre Choderlos de Laclos, ce duo ne se rencontrera jamais. Leur confrontation est permise seule par le roman. Victor Sabran est un jouisseur. Il prédate les femmes qui stimulent son imaginaire d’esthète. Espèce de nouvel aristocrate, il fuit la modernité pour se concentrer sur ce que l’existence actuelle possède encore de vivifiant et de poétique : la jeune fille fraîche. Face à lui, ou plutôt, à côté, Magali Bavoir, professeur de dessin féministe, défraîchie elle, aux cheveux bleus ou rouges, ce n’est pas précisé, passe à côté de sa vie, à cause de la jalousie qu’elle éprouve envers le mâle blanc patriarcal, mais aussi parce qu’elle accuse le monde entier d’être à l’origine de sa souffrance, alors qu’elle s’imagine être violemment désirée.
Dit comme, cela, je prends déjà parti pour l’homme. Et il est vrai que notre Dom Juan a l’excuse du bon goût dans sa prédation. A l’inverse, Magali Bavoir apparaît tout de suite laide et moche, pas tant à cause de la description physique de ce professeur, que de sa pensée victimaire, ses bonnes intentions qui lui servent seules à supporter une existence qui la remplit de souffrance. Mais peut-être est-ce un biais de ma part ? Peut-être faudrait-il les envisager avec plus de recul ?
Cependant, l’auteur lui-même a eu du mal à se départir de son aversion pour le personnage qui transpire rien que dans la longueur des paragraphes où elle a la parole. Certes, une vie sans imagination, ou avec une imagination réduite, doit nécessairement déboucher sur un récit amoindri. Et Magali Bavoir est stérile en quelque sorte. Or, il est difficile de donner à cette stérilité une épaisseur, voire de la faire parler. Et puis, l’absence de dialogue avec Victor Sabran rajoute encore à la difficulté. Ils ne se voient qu’à travers des entrebâillements de portes, pour ainsi dire jamais. Du coup, chacun reste dans son coin, imperméable à l’humanité de « l’autre ». Et il fallait cela pour que le roman soit réussi. Or ce faisant, nous avons une image moins fine du personnage féminin, à laquelle il est difficile d’adhérer.
Alors, vaut-il mieux être un prédateur de/à bonne chair ou une féministe aux bons sentiments ?
Du côté du prédateur, ou plutôt de ce prédateur là, une forme d’esthétisme qui parle aux femmes, celui de les comprendre tout en les invitant au voyage, deux qualités essentielles pour le séducteur de base. L’abus est dans le mensonge que Victor Sabran commet à l’égard de ses proies, mais aussi envers lui-même. Une livre de chair aussi bonnasse soit-elle, peut-elle remplir une existence ? C’est douteux. Combien de temps Victor Sabran aurait-il pu vivre de ses illusions : jusqu’à la cinquantaine, la soixantaine ? puis faire le constat affligeant de sa solitude, et d’une stérilité qui n’avait rien à envier à celle de Magali Bavoir. L’illusion tient tant que cet homme réussit à rester un conquistador du sexe, de cette place forte féminine qu’il se fait fort d’investir. Seulement comme il en fait le constat à la fin, le prix n’en vaut pas la chandelle dans notre société. Il n’ira pas jusqu’à s’interroger sur ce que cette réussite a jamais eu de réellement extraordinaire. Car la difficulté, soit disant plus élevée par le passé, le confère à l’état d’animal reniflant des peaux, quelque soit les époques. Il y voit un prix, mais lequel ? Pénétrer une femme et y voir l’aboutissement d’une vie. Ces femmes sont d’ailleurs bien vite lâchées et l’auteur nous épargne des scènes d’ébats amoureux inutiles. Comme tout séducteur le conçoit, tout ce qui précède l’acte est bien plus intéressant que l’acte lui-même. Et Victor Sabran est de cette race qui n’approfondira jamais la sexualité avec une femme unique, allant donc moins loin qu’un mari lambda.
Pauvreté de la sexualité. Pauvreté de l’existence. Reste le gourmet. Il est indéniable que la femme est le plus merveilleux des plats à déguster, le jeu avec l’autre sexe étant le seul art, selon certains, faisant appel à tous les sens. Dans ce domaine, le changement de menu est impératif pour Victor Sabran. Et s’il ne se rend pas hommage en leur courant après, leur rend-t-il hommage, les honore-t-il en leur faisant la cour. Il a raison, en partie, lorsqu’il ne comprend pas pourquoi elles devraient se sentir flouées. Ne leur a-t-il pas offert un moment merveilleux, inoubliable, unique dans une vie ? Et n’a-t-il pas ainsi répondu à leurs attentes profondes qu’elles font passer avant le sérieux de la vie ?
Or reste que Victor Sabran est un simulateur. Certes il révèle ainsi le manque prodigieux d’amour de femmes parmi les plus jolies de notre société. Mais il se sert de ce manque pour le saccager. Là encore, il est difficile d’envisager sur quelles perspectives personnelles ou sociales peuvent aboutir une telle attitude. Car ce faisant, il casse leur confiance. Il les déniaise, dans tous les sens du terme, mais à quel prix ? Celui de leur ravir les illusions nécessaires à toute rencontre. Ainsi Victor Sabran est-il un parasite social. Il participe à la défiance entre hommes et femmes qu’il dénonce par ailleurs en méprisant le féminisme.
Faire l’analyse du personnage de Magali Bavoir, c’est un peu comme tirer sur une ambulance. Il faudrait qu’une féministe s’y implique pour lui trouver des qualités. Elle dénoncerait certainement les suites du scénario plus que les choix de Magali, qu’elle comprendrait, j’imagine. Mais pour moi, perclus d’antiféminisme, comment ne pas y voir là, une déchéance moderne à l’état presque pur ? Celle-là ne sombrera pas dans un total lesbianisme. Cependant, c’est presqu’encore pire sous la plume de l’auteur puisque son attirance pour les hommes la pousse à une haine sans commune mesure envers le sexe masculin, que n’aurait pu avoir une lesbienne. A cause de son adhésion au discours social, Magali a perdu contact avec la réalité. En lisant sa prose, je me suis souvenu de cette vidéo lunaire que j’ai récupéré il y a peu :
Le féminisme a réellement abouti à créer des détraquées. Cette fille, tout comme Magali Bavoir, semble n’avoir connu aucun homme légitime dans son entourage. Elle est issue d’un monde où les hommes sont comme absents. Vous pouvez sentir à quel point elles se méfient de leurs propres attentes sexuelles, rien qu’à la manière dont elles s’habillent, pour éviter d’avoir à être tentées, en pyjama, parce que personne ne leur a transmis le goût de l’effort, mais aussi par peur/attirance envers le sexe mâle. Elles attendent d’être acceptées pour elles-mêmes sans avoir à s’interroger sur leur comportement dans une sorte d’effondrement narcissique, absence du père oblige.
Cette faillite, Thomas Clavel la décrit assez bien. Il décrit aussi combien cet effondrement personnel peut causer de tort à toute la société. Magali Bavoir est aussi un parasite social, qui vit sur le discours ambiant pour éviter d’avoir à produire des efforts intellectuels et moraux personnels. Au lieu d’analyser son vécu, elle le fait rentrer dans une grille prémâchée qui s’appelle féminisme. Là encore, cet aveuglement est le propre d’une société sans pères, où le contact avec la réalité ne se fait jamais, où les adultes restent jusqu’à la mort, dans le giron de leur mère. Et ceux qui échappent à cette forme réactualisée de tyrannie, doivent être impitoyablement traqués et éliminés, Victor Sabran le premier. Il faut que les êtres suivent aveuglément la société, au lieu de penser par eux-mêmes.
Nous avons vu récemment les conséquences d’un tel vécu intra-familial avec la crise mimétique covidienne. Une large majorité de la population serait déjà touchée. Il faudra en conclure qu’une majorité de familles où le père est présent, ne sont plus réellement des familles, mais des gynécées qui se confondent avec la société. Mais voilà que je m’éloigne du roman.
Dans un autre monde, ces deux là auraient dû être mariés avec enfants. L’attirance naturelle entre l’homme et la femme, leur proximité, une culture commune, leur aurait permis de trouver un chemin d’entente. Ici, le discours social et leurs désirs les écartent à jamais de l’autre sexe, mais aussi de l’un et de l’autre. Symboliquement, l’homme et la femme issus de mai 1968 divergent. Plus encore, l’image idéelle que nous nous faisons de l’homme et de la femme diverge. Et de ce fait, la rencontre est impossible, sans même parler de couple entre eux ou avec une personne de l’autre sexe.
Pourtant, les occasions ne leur manquent pas. Mais le quiproquo et le mensonge règnent dans leur esprit, ce qui les empêche de faire une place à l’altérité vécue, bien que cette dernière soit l’objet de tous leurs fantasmes, déviants. Magali vit dans le déni des réalités certainement par manque de repère paternel. Et Victor est subjugué par l’éternel féminin certainement à cause de l’influence de sa mère. Tous les deux, ils personnifient un retour à l’arriération tribale, tous les deux entièrement hermétiques au patriarcat, ou désirant s’indifférencier dans le féminin. Jamais dans un dialogue vrai, l’autre n’ayant pas de matérialité, sauf de manière fantasmatique, et pour combler un vide intérieur, pas par amour.
Le jardin des femmes perdues est aussi celui des hommes perdus. La fin à la Dom Juan n’enlève rien à cette triste conclusion. Peut-être dans un prochain roman, Thomas Clavel nous dira comment Victor s’en est tiré. En attendant, le pendant masculin à Magali Bavoir n’a rien à lui envier en termes de déchéance. Aucune image positive d’homme ne vient d’ailleurs donner raison à notre sexe dans ce roman, comme si les patriarches en étaient absents et que l’imaginaire féministe avait vaincu dans toute la société. Magali Bavoir et Victor Sabran nous offrent deux exemples d’impasses humaines. Une fuite du réel pour les deux. L’un dans la poésie, l’autre dans la haine. Certes, Victor profite de l’existence, mais ses choix le mènent vers un anéantissement. Reste peut-être que sa rédemption est plus facile à imaginer que celle de Magali Bavoir qui aura peu de chance de rencontrer un homme dans notre société, qui aura l’autorité pour la dresser. A l’inverse, Victor, soumis à l’éternel féminin pourra-t-il plus facilement renoncer à sa fantasmatique pour accueillir une femme réelle qui saura jouer de son attirance pour le beau sexe pour le ramener sur terre. Sur un malentendu, tout est possible ! Plus certainement, il leur faudra un retour à Dieu, pour espérer se sortir de l’ornière dans laquelle ils se sont enfoncés.
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