Durant la fin de l’époque Victorienne, je pense que l’Occident bourgeois a connu une sorte d’âge d’or où la richesse s’est mêlée aux traditions sans tout à fait la pervertir. Cette civilisation bénéficiant d’une spiritualité encore forte était portée tout autant par une culture de l’amour que par de grandes découvertes scientifiques. Bien entendu, l’industrie contenait déjà en elle les ferments de la révolte. Cependant en France, cette industrie restait très minoritaire par rapport à l’agriculture, tout comme en Angleterre et en Allemagne. En France, une grosse majorité de petits propriétaires paysans prospérait plutôt bien que mal malgré les crises inhérentes au métier d’agriculteur. Le niveau d’instruction s’améliorait et comme le prouvent les correspondances des poilus, la seconde guerre mondiale était venue troubler un monde prospère rempli de certitudes heureuses et d’illusions pleines de naïvetés.
Dans la biographie d’Agatha Christie, même constat pour l’Angleterre. Une société plus coloniale connaissait des difficultés matérielles certes, mais pas au point de briser le bonheur des gens qui se recevaient les uns les autres avec plus ou moins d’exigence selon la catégorie sociale à laquelle ils appartenaient. Cette période de l’histoire fleure bon de partout un bonheur indécent, raison pour laquelle elle a certainement été surnommée « La belle époque ». Les « happy days » des années 50-60 n’eurent rien de comparable en ce qu’elles ne furent assises que sur une matérialité bête tandis que toutes nos croyances se délitaient déjà. A l’inverse quand en 1912 le Titanic sombra, la nouvelle surprit tout le monde. Bien malin celui qui aurait pu imaginer que ce fleuron des certitudes et du bon goût bourgeois, où chaque classe était à sa place, et avait sa place, en partance pour une conquête sauve de l’Amérique, allait disparaître. Et pourtant, à travers la fin pathétique du Titanic, toute une société coulait déjà. Les convenances allaient laisser place à la guerre. La fatuité bourgeoise ferait des millions de victimes sur les champs de bataille. Les ouvriers se révolteraient face à des conditions de vie plus dignes d’animaux que d’être humains. Et une majorité mieux traitée les suivrait plus ou moins, jalousant le mode de vie bourgeois.
Quand Martin Scorsese dans « Le temps de l’innocence » fait dire à son narrateur au début du film « On vivait dans un monde si précaire qu’un murmure pouvait suffire à en briser l’harmonie », il pense à la rumeur, aux médisances. Mais cette phrase est aussi vraie dans un autre sens : le bonheur fragile de cette « belle époque » pouvait disparaître à chaque instant. Il suffisait pour cela d’un murmure. Celui de la passion allait venir et tout emporter sur son passage. Certes, dans ce film, les héros vont réussir à contenir leur « amour ». Il leur sera impossible de le vivre, mais cette production montre déjà que la contestation d’un ordre bienheureux brisait des bienséances qui n’étaient plus comprises.
« Le temps de l’innocence », l’histoire.
Archer et May sont les fiancés magiques de cette époque. Issus de deux bonnes familles New Yorkaises, ils s’aiment de par leur jeunesse, de par leur caste, de par leur mutuelle distinction. Aucun des deux ne songerait à vivre des amours impossibles. Cependant, la cousine de May, la comtesse Hélène, va entrer en scène et perturber cet équilibre si stable en apparence. Elle veut vivre de manière « indépendante ». Elle ne veut souffrir un mari morne et qui la trompe. Elle veut le divorce et Archer lui donne intérieurement raison. Progressivement, Hélène va faire vibrer un sentiment inconnu en lui, et celui-ci sera partagé. Mais les convenances de l’époque et leurs propres barrières intérieures leur interdiront de vivre leur amour. Cette haute société New Yorkaise saura également les en dissuader, tout en douceur. Archer et May resteront ensemble. Ils auront une vie bien rangée.
« Sex and the city », le temps de l’innocence perdue.
La série « Sex and the city » nous décrit à un siècle d’écart cette même société New Yorkaise et si quelques invariants peuvent surprendre, le résultat du délitement des mœurs est par contre flagrant. Du côté des invariants, cette même bourgeoisie, ces mêmes rumeurs, cette même caste d’argent, ces mêmes copines entre elles qui se fabriquent un petit monde où chacun/chacune use de ses relations sociales pour obtenir ce qu’ils/elles désirent, cette même futilité, ces mêmes effets de mode. Seulement là où la société de « la belle époque » concourait à rapprocher les gens entre eux, celle du « tout sexuel » s’évertue à les séparer. La première prospère tandis que la seconde stérilise. Dans celle du tout sexuel, hommes et femmes peuvent vivre leurs passions, mais ils en sont esclaves. Dans celle de « la belle époque », la passion menace le bonheur. Elle est tenue à l’écart de la vie de famille qui en est ainsi protégée quand bien même les individus de cette société là devraient perdre en liberté.
En ce sens, « Le temps de l’innocence » est un film subversif sans le vouloir. Cette œuvre issue d’un livre paru en 1920 désirait faire la promotion de l’indépendance des femmes, de leur libération sexuelle, de la libéralisation du divorce, de l’importance d’accepter les passions individuelles… tout ce qui s’est réalisé par la suite. Or la prise en compte de ces sentiments n’a pas abouti à une forme de symbiose avec les nobles aspirations du passé, à la stabilité et à la prospérité, elle les a détruits si bien qu’il n’en reste presque plus rien. Comme le présentaient les bourgeois de cette époque, l’amour animal est une forme d’irresponsabilité sociale et personnelle handicapante. Hermétique au bonheur, il mène au désastre ce que souligne si bien le cynisme mélangé de naïveté d’une série comme « Sex and the city ». Les nouvelles bourgeoises de notre temps sont les New Yorkaises de toujours a une exception près : elles courent après un bonheur qui les fuira toujours tandis que leurs aînées avaient du mal à s’en échapper quand bien même elles l’auraient voulu. La propagande bête de notre époque apparaîtra pour ce qu’elle est. Celle du « temps de l’innocence » devait à ce point respecter une forme de réalisme qu’elle a fini par nuire aux idées qu’elle croyait défendre. Avec le temps, la vérité prend un tour cru pour le spectateur attentif.
Le personnage de May dans « Le temps de l’innocence », secondaire et incompris.
Aveuglés par leur amour de la passion, les scénaristes du « Temps de l’innocence » n’ont pas compris pleinement le personnage de May. L’épouse parfaite y est un peu moquée comme appartenant à la catégorie des petits oiseaux futiles, incapable de toucher le coeur d’un mari. Pourtant, elle le prévient avant lui des sentiments qui le troublent. Elle comprend que son empressement à vouloir se marier cache une attirance pour une autre femme. Et elle a raison. Unie à lui, et véritablement trompée, même si ce n’est pas physiquement, May va cacher sa rancoeur et amener son alter ego à respecter son engagement, et donc en faire un homme malgré lui. Pour ce faire, elle va annoncer précipitamment à la princesse Hélène qu’elle est désormais enceinte, ce qui la contraindra à s’éloigner du couple « officiel ». De son côté, la bonne société New Yorkaise travaillera à améliorer la position sociale d’Hélène et lui offrir la sécurité dont elle manquait pour qu’elle puisse rejoindre son mari. Ainsi, si les amants n’auront pas cédé à leurs désirs fous, ils le devront au tact et à la commisération de toute une société hypocrite.
Le personnage principal de Carrie dans « Sex and the city », central et méprisable.
A l’opposé dans « Sex and the city », Carrie se laisse aller à ses passions. Mais elle cherche le prince charmant, qu’elle retrouvera d’ailleurs dans le dernier épisode. Symboliquement, elle reviendra à son premier amour. Elle aura donc accompli un très long voyage, pour en revenir au début, tout en étant devenue probablement stérile entre temps. Malgré tout son cynisme, son parcours est d’une confondante naïveté. Si selon nos critères modernes May est jugée comme une bécasse, Carrie est à la pointe de la pensée moderne (avec tout ce que cela comporte d’auto-critique et de désillusion). Or leurs parcours de vie respectifs sont inversement proportionnels à l’intelligence qui leur est attribuée. Comment ne pas comprendre qu’objectivement, la société de May transcende sa personnalité tandis que celle de Carie la trompe. L’hypocrisie sociale du New York de 1900 amène les gens à se respecter et à vivre, en vérité, des relations fécondes. A l’inverse la vérité nue du New York de l’an 2000, les laisse dans des relations immatures et stériles. Certes, ces femmes modernes ont toute l’intelligence nécessaire pour se concevoir objectivement comme des pintades, cela n’en fait pas pour autant des exemples d’humilité. Tandis que May est capable de se sacrifier pour continuer à tenir sa position sociale, les femmes orgueilleuses du New York de l’an 2000 se dénigrent pour mieux rehausser leurs prétentions de petites filles capricieuses. La futilité des unes masque d’un voile de pudeur ce que l’humanité possède de plus bas en elle, et permet ainsi le respect mutuel. La futilité affichée des autres montre toute la vulgarité dont est capable l’individu. Il y a aussi une vérité dans la forme.
New York semble avoir grandement évolué :
Cependant remarquez combien les attitudes sont les mêmes dans la bourgeoisie :
Combien les banquets se ressemblent :
Si quelque chose a changé, il faut chercher du côté de la vie intime des hommes et des femmes de cette époque.
Celle qui veut vivre en femme indépendante :
Celle qui va être épousée :
Regardez-bien le regard de ces dames et dites-moi qui est la femme dépendante et qui est celle réellement indépendante dans son couple ?
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