La gourmandise

Article écrit par

le

dans la catégorie


Contrairement à ce qu’anticipait ce moine, le titre de cette vidéo sur le péché de gourmandise ne m’a pas fait sourire. Au contraire, j’avais plein d’appréhension avant de la regarder, et elle ne m’a pas déçu.

Ca commence par une phrase débile de saint Thomas dont il faudra un jour que je prenne le temps de m’occuper sérieusement (tout comme mon péché de colère en ce moment). Pendant que le Seigneur nous dit qu’il n’y a pas de plus grand commandement que d’aimer Dieu puis son prochain, et que c’est la même chose, saint Thomas aurait affirmé : « Le péché consiste à se détourner de Dieu, pour se tourner vers la créature. » Je sais combien tous les scolastiques du monde seraient capables de justifier cette absurdité ou n’importe quelle autre à vrai dire, mais restons-en à une pensée cohérente : personne ne peut se tourner vers la créature sans se tourner vers Dieu également. L’histoire du monde ne nous le montre que trop. Sans Dieu, et au minimum sans l’Esprit Saint, nous ne pouvons rencontrer l’autre, qui devient au choix, objet de convoitise, objet tout court, envie, peur, intérêt matériel, indifférence, mépris et j’en passe. Par son enseignement, Jésus nous indique là qu’il faut rentrer en dialogue avec la créature et le monde, aussi pourris soient-ils, pour avoir accès à un dialogue fructueux avec Dieu. En premier lieu, ce dialogue avec le monde peut seul nous révéler nos limites grâce au dialogue avec Dieu qui s’en suit.

Or une pensée puritaine qui ne dit pas son nom s’est infiltrée dans l’Église depuis les premiers siècles. Volonté de se couper du monde et de vivre entre purs, elle prend souvent des aspects marials comme je l’ai déjà écrit ailleurs, même si elle a précédé cette pratique. Déjà saint Pierre et saint Paul se posaient la question du respect stricte des lois juives pour satisfaire les communautés anciennes. Durant les premiers siècles du christianisme, vous la retrouvez à l’extrême chez les moines stylites dont la pratique a fini par être condamnée par le vatican. Condamnée ou pas, cette idée à continué à poursuivre son bonhomme de chemin : il suffirait de s’exclure du monde pour approcher Dieu. Ce problème théologique est si important, que je n’ai même pas la prétention de le régler ici. Car comme nous allons le voir, il touche à bien des fondements de nos pratiques actuelles et anciennes. La dénonciation du péché de gourmandise telle qu’elle est prononcée dans cette vidéo est seulement un bon moyen pour l’aborder.

Ici, le gourmet y est confondu avec le gourmand. Il y est fustigé comme celui qui « tirerait un maximum de plaisir de sa nourriture ». En somme, la recherche des meilleurs saveurs, du bon, serait déjà un « trop ». Voilà qui étonne surtout lorsqu’on a connu quelques communautés de moines.

Le beau et le vrai pourraient y être recherchés avec avidité. Mais lorsqu’il s’agirait de bon, voilà que nous devrions nous poser des limites. Le bon nuirait à la spiritualité, à l’aumône, ce serait une perte de temps et d’énergie, nocif pour la santé, ou pour la mortification et la pénitence. Il nous tournerait irrémédiablement vers les choses de la terre et nous détournerait de la prière. Diable !

Or le trop de nourriture, et le mieux de nourriture, ne se confondent pas, au point de s’opposer parfois. Pour manger mieux, il faut souvent manger moins. C’est une loi naturelle, simplement si vous songez à votre porte monnaie. Car la bonne nourriture est plus difficile à produire. Il faut lui consacrer du temps, et de l’argent. Par contre, il est très facile de produire de la merde pour nourrir des humains en batterie, comme nous le voyons dans notre monde moderne. Lorsqu’une personne économise sur la qualité de sa nourriture, il peut donner plus aux pauvres certes. Mais il enlaidit le monde et fabrique toute une humanité de pauvres. Le bon n’est pas un surplus de la richesse. Il est un préalable à toute richesse.

Voilà pourquoi également, ce moine oppose la nourriture à l’intelligence à tort. Une bonne nourriture est aussi un préalable à l’intelligence, pas une conséquence d’une mauvaise allocation de l’intelligence. Les études prouvent que les personnes qui ont le plus d’intelligence, ont aussi les sens les plus aiguisés, notamment le sens de l’odorat. L’intelligence n’est pas une qualité abstraite. Elle vient de la matière, notamment de notre rapport à notre mère et à ses odeurs. Plus cette matière est agréable, plus nous recevons par la suite les meilleures nourritures, ou les odeurs les plus suaves, plus nous devenons intelligents. La personne qui ne veut pas le comprendre pèche autrement que par gourmandise. Pour ainsi dire, elle n’a pas transcendé ses sens, elle les a opprimés. Il n’est pas étonnant que ce moine parle de pénitence dans sa vidéo en lieu et place de miséricorde. Trop faibles moralement, les anciens Hébreux ont toujours préféré les sacrifices de viande aux sacrifices de miséricorde. Voilà ce que jésus dénonce. Et nous avons tous tendance à répéter cette erreur. Nous voulons faire comme si la privation de nourriture pouvait nous exonérer de produire du bon. Tel n’est pas le cas.

Le sacrifice de miséricorde en matière de nourriture, c’est aimer la création. C’est aimer offrir un repas à ses frères. C’est vouloir leur joie. Mais pas au point de les engraisser jusqu’à ce qu’ils meurent prématurément du diabète. Au contraire, une bonne nourriture rend heureux et prolonge la vie. Et puis nous ne pouvons pas nous passer de nourriture. Dieu a voulu que nous en soyons esclaves, quoi qu’en dise ce moine. Car nous aurions beau nous astreindre à des exercices de jeûne extrême, à la fin, nous serions vaincus par le besoin de nourriture. Dans notre martyrologe, très peu de saints se sont passés de nourriture pour se concentrer exclusivement sur l’hostie. Encore ceux-là buvaient-ils de l’eau… Voilà ce qui s’appelle une impasse spirituelle. Il ne faudrait pas être esclaves de la nourriture, alors qu’objectivement, nous le sommes. Cette question est centrale et touche d’ailleurs à l’eucharistie. Nous avons été placés dans une condition de pécheurs. Nous tuons des êtres vivants pour survivre. La nourriture céleste ne vient pas annuler notre condition de pécheurs. Elle vient lui donner un sens. Le meilleur des repas est celui du Christ. Il justifie tous les autres. Mais comment pourrait l’apprécier une personne qui n’apprécierait pas ses repas et serait toujours inquiet de se faire submerger par le désir de manger trop ou trop bien?

Plus encore, s’il fallait se passer de bon, par un raisonnement identique, il faudrait se passer de beau et de vrai. Seul Dieu devrait suffire. Le puritanisme protestant n’est jamais très loin dans ce genre de raisonnement. Détournés des biens matériels, nous serions tout aux biens spirituels. En vérité, de jolis hypocrites, des faibles incapables d’aller vers le monde, d’avoir de la miséricorde pour les créatures de Dieu. Voilà pourquoi, entre autre, Dostoïesvsky fait dire au starez dans les frères Karamazov, que les moines sont les pires des hommes, sinon, ils ne seraient pas moines.

La vocation de moine est particulière. Elle confronte l’être à des contradictions énormes. Le moine n’est pas un saint qui n’éprouve aucune sensation ni aucune attirance pour le mal. Il est au contraire, une personne qui en éprouve beaucoup plus que la moyenne, celle-ci étant compensée par son amour/attirance envers Dieu. Voilà notamment en quoi je ne peux pas résoudre ce problème théologique. L’ascèse a été si utile aux moines, que seules les règles les plus dures ont permis aux ordres qui les pratiquaient, de survivre jusqu’à nos jours. Les autres ordres ont disparu, signe que l’ascèse et la pénitence ont leur place en ce monde. Pourtant j’ai fait un rêve. J’aimerais vivre dans un monde où la bonne nourriture ne serait pas une insulte à la prière, mais son corollaire. Tout comme pour la pensée, ou la lutte contre le péché. Où le goût pour les choses de la terre serait une préfiguration de l’amour de Dieu, et où la gourmandise alimenterait la lectio divina ou l’eucharistie même. Enfin, j’aimerais vivre dans un monde où la civilisation catholique aurait un sens avec ses belles Eglises, ses belles peintures, ses beaux chants, ses raisonnements hardis, et où elle ne serait pas l’objet d’une remise en cause sournoise par des iconoclastes ou des protestants de l’intérieur. La nourriture est le premier des marqueurs civilisationnels. Comment la france pourrait accepter une telle théologie de la négation culturelle qui de nos jours, alimente la diabolique uniformisation qui nous menace ?

Je sais ô combien la sensualité est un danger pour l’amour divin. Mais, il y en a bien d’autres. Et à vouloir éviter tous les dangers, on n’en devient pas plus chrétien. Restant sur la défensive, nous voilà peureux du monde, prompts à nous en écarter, sans jamais acquérir les moyens de le combattre. Dans un tel cas, la moindre tentation qui nous arrive, devient inévitablement une occasion de chute. Ainsi des athées finissent parfois par devenir plus hermétiques au péché que nous : s’y étant confrontés, ils en ont constaté les désagréments pratiques, et s’en sont défiés. A l’inverse, combien de catholiques reclus, au nom d’une mauvaise conception de l’amour divin, chutent au moindre contact en face d’un humain somme toute normal.

Quels que soient les dangers, il y a toujours deux voies pour combattre le péché : éviter les occasions de péché ou leur préférer l’amour de Dieu. Souvent, nous évitons les occasions de pécher par manque de confiance en Dieu. Il est vrai que dans nos fragilités, il faut savoir reculer. Mais il faut tout autant savoir sortir de sa coquille pour se confronter au monde et avancer. Tant que nous n’avons pas compris combien le péché altère notre relation à Dieu, tant que nous n’avons pas choisi de préférer Dieu au péché, nous ne pouvons pas nous dire dans l’amour de Dieu. Nous ne pouvons le comprendre qu’en sachant ce que le péché salit en nous. Et pour le savoir, il faut s’y être confronté et avoir trouvé des réponses.

Autour de moi, je vois bien des personnes qui suppriment la question de la tentation afin de pouvoir survivre spirituellement. Très peu seraient capables de dire pourquoi il ne faut pas pécher. Nos prélats parlent abstraitement de ne pas vouloir « blesser Jésus » et souvent, ils ne le lient pas à notre environnement humain, ni même à la blessure spirituelle que nous nous infligeons. J’y vois là un manque d’expérience devenu commun. Les reclus se sont multipliés. Où sont les aventuriers de la foi qui pourraient expliquer à nos communautés ce qu’il en coûte vraiment de pécher ? Jésus hostie nous fait renaître à la vie. Où sont les catholiques qui sont revenus d’entre les morts pour nous partager leur expérience ? Chaque péché est une expérience de mort. Mais j’en vois peu en revenir pour l’expliquer à d’autres moins expérimentés. Il nous manque une culture du dialogue entre nous et avec le monde. Le monde, entre autre, déteste le dialogue. Il préfère les façades, les apparences, les masques, pour préserver une bonne image de lui. Aimés par Jésus, pourquoi avons-nous honte d’apparaître aussi médiocres que nous le sommes, interdisant ainsi à l’humanité de progresser ? Je me demande ainsi si la possibilité d’une confession publique ne serait pas un remède à cette hypocrisie.

Pour reprendre l’exemple plus précis de la gourmandise, un jour j’aimerais pouvoir manger les meilleurs mets en quantité raisonnable. Actuellement, je mange encore plus que j’en ai besoin. Je suis passé d’un jeûne orgueilleux où je faisais l’exploit bête de me priver de nourriture, à un jeûne où je cherche à me sentir en sécurité alimentaire avec Dieu. De cette relation d’amour, je me dis qu’un jeûne saint peut en découler. Je n’en ai pas la certitude. Pourtant tout jusque là m’a poussé à me défier d’une volonté qui ne puiserait pas dans l’amour de Dieu. J’ai vu tous ces gens, dont moi-même, réaliser des exploits, notamment alimentaires, pour entretenir leur vanité. Je ne veux plus vivre ainsi. Je crois que lorsque je me sentirai en sécurité dans les bras de Dieu, cette peur de manquer, si animale, deviendra relative. Alors j’imagine qu’il n’y aura plus de distinction entre manger et réaliser un acte d’amour, envers mon corps, envers Dieu, et peut-être même pour Dieu.

Agir pour Dieu est bien beau, mais il ne faut pas mettre la charrue de la sainteté avant les bœufs de l’amour. Agir pour Dieu n’arrive qu’après avoir été aimé de Lui. Récemment, je commence à comprendre ce que signifie « agir par devoir envers Dieu » malgré l’opprobre que cela m’attire. Il m’a fallu des décennies pour gagner cette toute petite confiance envers Lui. Je commence tout juste à devenir adulte. Sur ce chemin, j’ai compris que s’il y avait de la nourriture inutile, il y a aussi des efforts qui le sont. Je suis certes en lutte contre moi-même, mais pour moi-même. Ignorer le potentiel de sensualité d’une nourriture, ce serait juste cultiver un énième mensonge vaniteux. La nourriture a une sensualité. Mais elle ne doit pas nous asservir. Plus ambitieux, nous saurons la dominer et lui donner une juste place. Par Dieu, tel est l’état de ma foi.

 


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.