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L’homme prisonnier.
A mesure que j’avance dans le métier, ma solidarité va de plus en plus à ces hommes seuls, éperdus de rage et parfois de haine, qui cherchent partout à leur sortie de prison un amour parti et les fruits de l’amour disparus. Ce n’est pas le plus facile dans un métier déjà très éprouvant : il m’arrive d’avoir l’adresse secrète de la femme et d’être dans l’impossibilité de la communiquer à celui dont je ne peux encore prévoir les réactions. S’amorce alors un long travail fait de diplomatie, et aussi d’amitié, pour qu’un jour les deux conjoints puissent se rejoindre.
p19-20
L’enfant, l’étranger qui reste
Chez nous, on parle beaucoup de l’étranger, du migrant. Il pose problème. Sa situation est précaire et l’insécurité le conduit, parfois, à des gestes extrêmes. Alors, on en parle, c’est l’étranger qui passe. Qui se rend bien compte que dans maintes foyers, l’enfant, c’est l’étranger qui reste ? Dont on n’a pas le temps de s’occuper vraiment, qu’on laisse à la rue, ou, au milieu d’un capharnaüm de nounours, de poupées, de boîtes à musique, de hochets.
Un ami nous avait donné des affichettes sur lequel était écrit : « Avez-vous embrassé votre enfant ce matin ? » Les mecs se sont emparés des autocollants pour les placarder, sans un mot sur tous les murs de la permanence et sur les parois du camion/ Ca voulait tout dire.
J’ai noté depuis 12 ans à La Vilette que la détresse des jeunes de la rue ne vient pas toujours d’une HLM miséreuse, de mètres carrés dérisoires, de paies insuffisantes. Elle vient de plus en plus du fait que l’enfant reste l’étranger dans un intérieur parfois confortable mais où les objets ont plus d’importance. Il filera trouver ailleurs, l’amitié, la tendresse, la fraternité que des parents qui l’ont « chosifié » n’ont pas su lui donner. La rue l’attend. Il trouvera ce qu’il cherchait et aussi d’autres détresses, une autre solitude, d’autres trahisons qui l’endurciront. Si la délinquance prolifère dans les milieux les plus déshérités, elle s’accentue maintenant au sein des milieux favorisés.
Angela m’a dit un jour : « On est propriétaires de l’appartement de Paris, on a fait construire en banlieue. C’était pour mes trois fils. Ils sont tous en prison. On s’est saigné pour rien. »
Je ne lui ai pas dit ce que je pensais. Elle ne se doute pas Angela, que, jour après jour, les gosses se barraient pour ne pas entendre ses coups de gueule. Elle travaillait dur, au noir, d’où ses nerfs en pelote. Le père, lui, gagnait très largement sa vie. Mais la course aux deux résidences, à payer dans les délais, avait conduit les parents, à chasser, sans s’en rendre compte, les enfants. Fatigués tous les deux, ils ne les supportaient plus. Les gosses ont payé cher un toit de trop, construit pour eux, à force de veilles.
Faire un être et l’aimer, c’est le découvrir comme une autre personne, c’est à dire comme quelqu’un d’unique. Il faut avoir du temps devant soi pour aimer. La formidable demande d’amour, d’attention, d’écoute des gars et des filles de l’équipe, trahit les repas familiaux, où la télé sabre tout dialogue, le père harassé ou las du boulot et des transports ou aussi parfois, les promotions acquises à coup d’heures supplémentaires rongeant d’autres heures, essentielles, de présence, d’écoute, de regard.
Même la maternelle peut être dangereuse pour certains gosses. Je me souviens de la mère de Claude dont la délinquance était unique, ses quatre frères et sœurs poussant bien. Elle m’en a donné la clef : « Je savais bien qu’il demandait plus que les autres. Il n’a jamais supporté la maternelle. J’aurais dû laisser tomber mon boulot pour rester avec lui. » Chaque gosse est différent. Si on prend le temps nécessaire pour l’apprendre, on peut le mettre sur les rails sans problème. Sinon, l’erreur d’aiguillage risque d’être, plus, lourde de conséquences. Je ne me bats pas pour ou contre le travail de la femme, ou de l’homme, pendant les premières années du gosse. Je sais simplement que le choix d’un boulot devrait se faire lorsqu’il est compatible avec la poussée de l’enfant, lorsqu’il ne lui porte pas atteinte. Les parents le peuvent-ils toujours ? Non. Là est tout le problème. Mais quand ça leur est possible, ils devraient adopter un autre style de vie. Si le changement est malaisé au début, il deviendra source de joie qu’on n’imaginait pas.
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