Laissé seul à lui, au milieu du faste, Donald ne réalisait pas encore ce qui lui arrivait. Il fit appel au réseau de la grande intelligence pour éclaircir deux trois points :
_ « Où est-ce que j’habiterai désormais ?
_ Où vous voulez.
_ Je peux rester dans cet appartement ?
_ Oui.
_ Quelles sont mes obligations ?
_ Vous voulez dire pour cet appartement ou en général ?
_ Les deux…
_ Pour l’appartement, vous devez respecter les règles de bon voisinage. Pour le reste, vous devez respecter les règles générales de la ruche de bonne vie en société, bref, toutes les règles d’un citoyen normal de médicis.
_ Suis-je libre de me déplacer ?
_ Oui. »
Donald, emprunt de son caractère aventurier et frondeur, sortit immédiatement dans la rue. Quelques passants le regardaient d’un oeil noir, puis contactaient les services de l’ordre pour dénoncer une apologie du terrorisme. Ils lui reprochaient de s’être déguisé comme le Donald de la grotte. Pourtant, put-il continuer à déambuler sans être arrêté. Dès lors, la rumeur circula qu’un test d’ampleur avait été lancé par le grand ordinateur pour traquer les propagateurs de fausses informations. Il s’agissait de vérifier la confiance des citoyens envers la parole publique. Le faux Donald avait pour but de débusquer les complotistes qui ne croyaient pas en la version officiel de l’exécution du méchant de la grotte. Ceux-là seraient impitoyablement arrêtés et mis sous les fers.
Les populations avaient été dressées à ce point, qu’aucune personne n’osa penser que Donald était toujours vivant. Elles en avaient rapidement conclu que le faussaire n’était pas un trublion, mais un policier chargé de vérifier leur loyauté. En une heure, les dénonciations pour « apologie du terrorisme » cessèrent même. Car désormais, les braves citoyens soucieux d’ordre, finirent par avoir peur d’être amalgamés à des complotistes qui auraient nié la disparition de Donald.
Donald avait du mal à y croire. Il s’attendait à des attroupements, à des esclandres, à l’arrivée de la police. Or, il naviguait tranquillement et ne semblait provoquer qu’une molle indifférence. Machinalement, il chercha à rejoindre son ancien lieu de travail. L’entrée lui fut interdite, car son identification personnelle avait changé. Il n’était plus employé du laboratoire. Cependant, c’était l’heure de la pause. Il connaissait les habitudes de Stéphanie, son ancienne collègue. Il lui suffisait d’attendre. Et en effet, celle-ci, à l’heure précise, sortit de l’immense bâtiment pour se détendre un peu. Donald l’aborda :
_ « Bonjour Stéphanie.
_ Mais qui êtes-vous ?
_ C’est moi Stéphanie ?
_ …
_ Tu ne me reconnais pas ?
_ Pas du tout…
_ Votre ancien binôme masculin, Donald.
_ Laissez moi tranquille s’il vous plaît.
_ Stéphanie, ce n’est pas possible, nous avons travaillé durant des années ensemble, tu ne te souviens pas, les décodages énergétiques de cellules… le café ?
_ Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez. Je ne veux pas d’ennuis. Merci de me laisser tranquille s’il vous plaît. »
Puis elle l’avait laissé là sur le trottoir comme un con, lui fasciné par la réaction de son ancienne collègue et la regardant s’éloigner tout en essayer de donner un sens à son comportement. Enfin la peur le saisit. Et si Caroline, et si sa fille…
Dans son empressement à découvrir sa nouvelle vie et ses nouveaux pouvoirs, il en avait oublié l’essentiel. Il demanda à la grande intelligence l’adresse de son ancienne compagne et il se mit à courir à travers les rues. Il se présenta à l’interphone haletant et rouge en sueur. Caroline était là. Cependant, elle ne voulait recevoir personne. Elle accepta le principe d’une conversation s’il repartait à demeure. Dans l’intervalle, elle contacta les services d’ordre pour faire arrêter le mauvais plaisant. Quelle ne fut pas sa surprise quand la police lui conseilla d’accepter le dialogue avec celui qui se présentait comme son ancien mari. Elle en fut toute émotionnée. Mais son instinct et ses certitudes de femelle reprirent vite le dessus. De son côté, Donald crut Caroline. Il revint dans ses nouvelles pénates aussi vite qu’il était allé à ceux de sa femme. Enfin, il put actionner la mise en relation hologrammique. Caroline eut un temps d’arrêt. Elle était dérangée par l’aspect et l’attitude de Donald. La comparaison avec le vrai ne dénotait pas, jusque dans les intonations. Cependant, elle ne se laissa pas troubler et elle afficha une parfaite sérénité :
_ « Je tiens à vous prévenir, je n’ai accepté cet entretien que par allégeance aux reines.
_ Caroline, écoute-moi bien. Il faut que tu m’écoutes. J’ai compris, j’ai enfin compris… tout. Nous avons été manipulés par la ruche. De bout en bout. Tu vois bien que je suis vivant, tu vois bien, je te parle. J’ai survécu Caroline. J’ai été au-delà des apparences. Si tu me rejoins, nous pourrons vivre tous les deux parce que je t’ai comprise, toi, la ruche, notre enfant. Je t’aime, j’aime notre fille. Nous devons lui offrir un avenir viable, libéré de la ruche. Il ne faut pas reproduire l’erreur Caroline. Nous ne pouvons pas faire ça, nous n’en avons pas le droit. Nous allons nous éteindre sinon. J’ai tout compris je te dis. Et toi aussi, je sais que tu le sens au fond de toi. Désormais, nous pouvons vivre ensemble, en harmonie. Tu vas pouvoir me rejoindre. J’ai compris la vérité, j’ai compris l’essentiel. Rejoins-moi et nous serons heureux. Tu comprendras toi aussi. Il suffit que tu me rejoignes. Je t’expliquerai. La ruche sera notre protectrice désormais. Je la dirige. Il faut que tu me fasses confiance et que tu me rejoignes. Tout n’était qu’illusion, tout n’est qu’illusion, crois-moi. Demande au grand ordinateur, demande lui, si je suis le vrai Donald. Contacte le et tu verras.
_ Je vous reprends dans quelques instants.”
Terrifiée par l’idée de poser une telle question au grand ordinateur, Caroline avait toutefois cédé, parce que précédemment, le ton de la police lui avait indiqué qu’elle pouvait s’engager sur une telle voie. Quelques instants plus tard, elle reprit la conversation :
_ “Les reines m’ont expliqué la situation. Apparemment, tu es bien le vrai Donald, mon ancien compagnon. Je ne sais pas bien quel sens donner à tout cela, cependant, les reines ne m’obligent à rien. Elles m’ont laissées libre de faire mes choix.”
Alors l’interphone coupa. Peut-être était-il en panne ? Non ce n’était pas possible. Il fonctionnait. Alors Donald lui parla dans sa tête comme si elle était toujours présente :
_ “Non, ne coupe pas la conversation, ne me laisse pas. Il suffirait que tu me rejoignes et tu comprendrais tout toi aussi. Nous pourrions être heureux avec notre fille, juste heureux. »
La communication avait été interrompue, laissant Donald en proie à un sentiment d’intense dépression. Il attendit jour après jour un signe de sa part. Il imagina qu’elle avait besoin de digérer les informations qu’il lui avait données, qu’elle avait besoin et qu’il devait lui laisser le temps de la réflexion. Il avait surveillé le réseau, anticipé un appel, il était resté sur place au cas où, il avait prié, il s’était torturé les méninges. Mais rien. Les larmes étaient venues. Il avait chialé, puis avait renversé du mobilier, puis était resté plusieurs jours entre le lit et la cuisine. Priant toujours, il errait à la recherche d’explications. Il en avait trouvées, des vraies, des fausses…l’extrême différence entre lui et Caroline, cette même différence qu’il avait aimée, devait être un obstacle. Elle avait voulu le faire souffrir. Sa vie n’avait de sens que dans le mépris ou l’indifférence.
L’esprit aventureux de Donald, ses quitte ou double, semblaient s’affronter à la lascivité de Caroline, et à sa toute puissance au sein de la ruche. Abandonné à son désespoir, il fit un effort surhumain pour se mettre à sa place. Il lui fallut encore une nouvelle semaine de discernement pour arriver à un résultat probant. Oui, il avait dépassé toutes les épreuves imposées par la grande intelligence. Il l’avait dominée et la dirigeait. Mais qu’est-ce que cela changeait pour Caroline ? Rien. Au contraire, sa victoire l’accusait. Si Donald était reconnu supérieur, elle devait se reconnaître inférieure. Quelle place aurait-elle dans une telle histoire ? Celle de la méchante sorcière qui avait provoqué Donald. Celle qui avait cédé à ses bas instincts. Celle qui perdrait la caution de sa fille. Si Donald était bon, elle devenait mauvaise. Si Donald était mauvais, elle triomphait. Et il ne tenait qu’à elle qu’il soit reconnu bon ou mauvais. Alors… Elle, n’avait qu’à voir en lui le réprouvé, ses limites de Donald7841126, qui n’avaient pas changées, et même sa violence…
Notre pauvre hère avait cru, qu’en changeant personnellement, sa situation objective changerait. Mais elle était la même. Tout au moins, du point de vue de Caroline. Il était toujours ce faible qui n’avait pas su dominer son instinct de femelle. Il était toujours ce père qui n’avait pas eu d’autres moyens que de n’être rien. Il était toujours un réprouvé qu’elle pouvait punir d’un simple silence. Il était toujours ce violent, qui agissait violemment, se précipitant à son appartement pour l’agresser. Qui sait, certainement un menteur et un manipulateur qui profiterait de son nouveau pouvoir, pour lui faire payer à elle Caroline, tous ses manquements ! Qu’importe dès lors qu’il eut compris où même qu’il puisse manipuler la ruche. Rien n’avait changé pour sa femme. Il n’était qu’un compagnon dont elle s’était éloignée, et qui lui était devenu étranger, une ombre du passé, un père manqué et absent, qui s’était ridiculisé publiquement dans cette émission de téléréalité.
Le monde s’était renversé du point de vue de Donald. Il était resté le même du point de vue de Caroline. Ce nouvel élan qui animait Donald ne l’avait jamais concernée. Pire, il représentait un danger, l’inconnue d’une équation qui se résoudrait dans son annihilement. Car tandis que Donald jouissait des aventures qu’il avait connues, de toutes ces morts auxquelles il avait échappé, de sa conversion même, ou de l’ivresse d’avoir découvert une vérité supérieure, Caroline y trouvait là un augure macabre. Donald était dangereux, d’autant plus qu’il avait vaincu. Tout ce pouvoir qu’il avait acquis, ne s’en servirait-il pas pour la détruire, elle, Caroline ? Cet amour qu’il criait à corps et à cris, n’était-il pas qu’une autre arnaque pour détruire l’ordre qui régnait désormais dans sa vie ? Qu’avait-elle finalement à gagner à lui faire confiance et à prendre un risque avec un tel énergumène ?
Et puis les reines, l’avaient laissée libre de son choix. Autant dire que les dires de Donald étaient en contradiction avec ceux des reines. Car si vraiment, il avait compris, si vraiment il avait désormais une telle autorité, pourquoi n’en avait-il pas usé pour la dominer comme elle l’avait dominé. Pourquoi n’avait-il pas retourné la faux pour reprendre le grain qui lui avait été enlevé ? Incompréhensible, et d’un certain point de vue impardonnable. De ce fait, paralysée comme un lièvre pris dans les feux d’un véhicule lancé à pleine allure, Caroline fixait les prétentions de Donald qui l’épouvantaient, mais sans bouger, sans comprendre pourquoi les hommes ne reprenaient pas un pouvoir qu’elles ne concevaient que de manière binaire, et qui leur pesait, se repliant ici sur l’immémorielle passivité féminine comme d’un pari provocateur qui lui vaudrait la survie. Elle attendait d’être brisée par le désir puissant d’un prétendant alors qu’il devait se donner des limites pour rester un homme. Inextricable attitude féminine qui finit toujours par tuer l’amour après l’avoir souillé par idéalisme, ou médiocrité.
Le pire pour Donald, c’était l’amoindrissement qu’il ressentait. Loin de servir à quelque chose, la vérité l’avait éloigné d’elle. Il aurait fallu mentir, casser les certitudes de Caroline en utilisant les moyens que la ruche lui donnait. Là, elle l’aurait respecté. Mais pour quel résultat ? Pour se retrouver vaincu par la grande intelligence ! Pour en revenir à l’inconscience et la médiocrité d’une vie réglée par intérêt ! Car oui, s’il en venait à employer ces moyens qu’il avait dénoncés auprès de la reine, alors serait-il vaincu. Elle l’aurait convaincu du nécessaire mensonge, de l’obligatoire perfidie. Et il était encore trop orgueilleux pour assumer un tel pouvoir né et assis sur le mensonge. Et pourtant… il aurait suffi… qu’il se mette en tort et qu’il en devienne inconsistant. Là, il aurait pu rassurer Caroline… qui n’aurait pas manqué de l’écraser… ou pas…
Alors Donald, prêt à tout pour sauver son amour, sa famille, son avenir, tout en préservant cette sorte d’intégrité morale qu’il ambitionnait, envisagea la situation différemment. Il voulut trouver une autre solution qui le sortirait de cette ornière. Si Caroline ne voulait pas lui accorder de crédit, c’était à cause de son absence totale de représentation sociale, à lui et à ses idées, dans la vie même de Caroline. Il suffisait donc d’imposer cette vérité au monde, de dénoncer les mécanismes de manipulation de la ruche, et dès lors, Caroline serait obligée de se ranger à sa position. La vérité aussi serait sauve, et la grande intelligence vaincue. Cette dernière avait voulu une démonstration. Désormais, elle devait lui donner les moyens de sa démonstration. Si elle avait dit la vérité, elle lui accorderait ce qu’il demandait.
En effet, elle souscrit à ses desiderata. La grande intelligence lui donna les moyens appropriés de s’exprimer. Il fallut enrober le chocolat. Il n’était pas possible que Donald réapparût comme cela et trouble la vie de médicis sans raison. D’ailleurs, cette résurrection aurait brouillé le message que Donald voulait faire passer. Il fut donc intégré à une série de débats publics sous une fausse identité et changé morphologiquement. Invité en tant qu’expert, Donald devait se confronter à d’autres sur l’épineuse question de l’évolution nécessaire des hommes dans notre société. L’animateur avait pour consigne de laisser la parole largement à Donald ce qui n’empêcha pas Sandrine Roustong de rentrer directement en conflit avec lui. Elle dit tout haut ce que toute le monde pensait tout bas :
_ « La déconstruction des hommes doit se poursuivre jusqu’à sa phase terminale. Tout ralentissement serait un retour en arrière, et tout retour en arrière serait le signe d’une victoire terrible du patriarcat sur le monde évolué.
_ Ne pourrions-nous pas envisager plutôt une société d’hommes forts qui contribueraient à l’avènement d’un monde meilleur. Car se priver des hommes, en tant qu’hommes, c’est se priver de la moitié de l’humanité.
_ Nous connaissons déjà ce discours victimaire des fachos masculino terroristes et nous savons à quoi il a mené. Les hommes sont différents des femmes, bien entendu. Loin de moi l’idée de reproduire l’erreur passée de l’annihilation masculine. Non… Cependant il faut s’en tenir à une stricte égalité. L’exaltation des différences ne peut mener qu’à la corruption, à la violence et au retour du patriarcat.
_ Ce patriarcat n’est pas aussi mal que vous le décrivez à chaque fois.
_ Vous êtes à la limite mon cher M Durandal. Votre propos pourrait être poursuivi par la loi, et il le sera si vous continuez sur ce chemin. Allons donc, le patriarcat et ses millions de morts, on sait où ça a mené, l’oppression des femmes cela ne vous dit rien, et les holocaustes de viande ? Non ? Dois-je vous rafraîchir la mémoire ?
_ Cette histoire a été entièrement construite par la ruche. L’amélioration des hommes a toujours constitué une chance de progrès pour la société.
_ Et l’amélioration du sort des femmes alors ! Qu’est-ce que vous en faites ! Car c’est quand même de cela qu’il s’agit ! La priorité pour la ruche doit rester aux femmes. Parce que redonner aux hommes du pouvoir, c’est risquer le retour du patriarcat et l’affaiblissement du sort des femmes. Un homme ça s’empêche !
_ Regardez notre société, nous sommes toujours à même de nous éteindre depuis que cette idée s’est imposée. Nous nous reproduisons tout juste. Sans les incubateurs, nous aurions déjà disparus. Et les enfants qui naissent de ces incubateurs sont de plus en plus dégénérés, de moins en moins aptes à se reproduire et à reproduire la ruche. Nous vivons au sein d’un environnement toxique, dans une société toxique.
_ Comment ! Ainsi vous osez insulter tous ces pauvres enfants qui ne vous ont rien demandé ainsi que tous ces parents qui se sacrifient pour la société ? Bientôt vous allez me dire qu’ils sont inférieurs et qu’il faut les éliminer.
_ Nous éliminons bien les enfants que nous ne voulons pas. Nous avons bien ces fêtes de la dignité où des centaines de personnes disparaissent pour le bien de la ruche. Les uns ont le droit de vivre et pas les autres. »
Sandrine Roustong était devenue toute rouge. Et ce fut le clash qui fut relayé sur tous les replays hologrammiques :
_ « Et maintenant, vous voudriez toucher au droit inaliénable des femmes de choisir leur enfant ! Et en revenir aux temps barbares où les maternités étaient imposées à mes pauvres ancêtres esclaves. »
Sandrine Roustong s’était alors mise debout et avait chanté :
_ « Debout femmes esclaves et brisons nos entraves, debout, debout, debout. »
Le tumulte avait grandi dans le public. Il était prêt à se jeter sur ce pseudo expert qui avait osé toucher du doigt l’ultime, le glorieux droit des femmes à dématérialiser, ou pas. Sans le service d’ordre, Donald aurait été écharpé. Il fut évacué manu militari et fut quitte de ce débat en ayant la vie sauve. Pendant plusieurs jours, la scène tourna en boucle sur les écrans hologrammiques. Elle fut commentée, analysée, décryptée par une armée d’analystes qui tentèrent de lui donner son vrai sens. Le parquet fut saisi de l’affaire, des manifestations eurent lieu et Donald, même caché sous les traits d’un expert stipendié, n’eut plus le droit de participer à un quelconque débat dans médicis. La bête immonde vivait encore et devait être acculée pour rendre gorge. La ruche bruissait du frôlement des ailes des abeilles guerrières, et se préparait à se défendre contre le mâle ennemi.
Au contraire de toutes les associations labellisées “ruche compatible”, la majorité des citoyens était un peu étonnée par un tel remue ménage. Elle ne voyait pas pourquoi il n’était pas possible de discuter sereinement d’un tel sujet, mais elle se gardait bien d’intervenir, afin de ne pas être ostracisée. Bien entendu que les avancées pour la cause des femmes n’étaient pas à remettre en question, mais tout de même, ça allait parfois trop loin, il fallait en revenir à la situation antérieure, pour éviter un nouveau cataclysme. Certainement. Si c’était pas possible, c’était la faute aux « extrémistes », comme cet expert, qui empêchaient tout vrai dialogue au sein de la ruche. Cette majorité ouvrière, elle aurait voulu qu’il y ait débat, mais sans toutes ces provocations inutiles, sans scandale, sans que personne ne soit choqué. Tout ce bruit était absurde. Cela ne faisait pas avancer la cause de notre pays, non.
Donald avait donc échoué à faire seulement réfléchir la population de médicis et à la mettre en cohérence avec ses croyances. L’émotion avait vaincu et l’avait empêché de dérouler un argumentaire convainquant. Mais il n’était pas encore l’heure de renoncer. Si Caroline n’avait pas voulu lui faire confiance, si médicis ne voulait pas réfléchir aux valeurs qu’elle se donnait, restait encore la possibilité de dévoiler le rôle de la grande intelligence dans la société. Tout le monde s’apercevrait que nous étions dirigés par une machine, et la population se mettrait à s’interroger sur son rôle et son avenir. L’ensemble de l’édifice menteur s’effondrerait car les gens verraient que le faux était à la base du système.
Alors Donald demanda une faveur à la grande intelligence, celle de pouvoir publier une vidéo sur les réseaux sociaux, une vidéo qui ne serait pas censurée, demande que la grande intelligence avait déjà anticipée, et qu’elle comptait déjà accepter. Dans celle-ci, face caméra, le rebelle tint à peu près ce langage :
« J’ai travaillé à vos côtés. J’ai partagé votre destin. Je suis un des vôtres et j’ai une révélation à vous faire. Depuis des années, vous avez cru que les reines étaient à votre service, et que la grande intelligence permettait un développement harmonieux de l’humanité. Il n’en est rien. J’ai découvert qu’un logiciel a pris le contrôle de notre système politique. Toutes les décisions nous échappent. Nous nous sommes abrutis dans le travail. Nous avons oublié nos familles, et les relations humaines dans leur ensemble par peur de devoir prendre notre destin en main. Nous avons sacrifié à un dieu obscur pour qu’il nous nourrisse. Et ce dieu s’est matérialisé dans le grand ordinateur qui sert de support à la grande intelligence. Depuis, notre destin nous échappe et nous sommes en train de périr. L’humain est fait pour la liberté. S’il y renonce, il déchoit, dépérit et disparaît. Nous avons tiré des bénéfices du progrès jusqu’à croire que ce progrès répondrait à toutes nos attentes sans que nous n’ayons à faire d’efforts. Nous sommes devenus fainéants mes frères. Nous nous sommes abrutis dans le travail et nous sommes devenus fainéants comme jamais parce que nous avons oublié le Dieu vrai, celui qui se sacrifie et permet les efforts. Au lieu de cela nous avons appelé « efforts », le laisser aller le plus complet, le confort moral, l’absence de remise en question. Nous nous sommes vautrés dans nos certitudes, attaquant nos frères qui n’étaient pas d’accord avec nous, et donnant tout pouvoir à la machine, imbus de notre puissance, imbus de sa puissance. Nous nous sommes comportés tels des animaux, et nous avons permis que l’animal règne en maître dans notre société, par le travail et sa conséquence, l’assistanat. Par le passé, nous n’avons pas accédé au stade de la civilisation par le travail, non mes frères, mais par les efforts moraux, pour choisir vers quoi allait nous porter ce travail. Or de nos jours mes frères, vous travaillez sans savoir pourquoi, et vous ne rapportez rien en vérité. Chaque bénéfice va à l’établissement d’un système toujours plus restrictif de liberté, toujours plus destructeur de l’humain, toujours plus ambivalent, toujours plus esclavagiste des travailleurs et des assistés, pour le bénéfice d’un nombre toujours plus réduit de citoyens esclavagistes. Vous travaillez pour votre propre aliénation. La grande intelligence a constaté cela, mais elle n’y peut rien. Elle n’est qu’une machine. Cependant, elle m’a autorisé cette intervention, même si elle ne croit pas qu’elle donnera de résultat. Donnez-lui tort mes frères. Faîtes actes de volonté, brisez vos chaînes et ensemble, à force d’efforts, construisons un monde vivable pour nos enfants. Retrouvons l’amour que nous avons perdu. »
Quand les internautes apprirent que la grande intelligence cautionnait la vidéo, ils s’autorisèrent à la partager. La vidéo fit très vite un bon score, avant qu’une armée de censeurs ne demande son retrait. Mais comme elle l’avait promis, la grande intelligence fit une exception pour Donald et lui permit de continuer à la diffuser en dehors de toutes les règles de la “communauté” admises jusque là. L’événement était si inhabituel qu’une large majorité de la population en entendit parler. Sur tous les plateaux, sur tous les canaux de diffusion, de vifs échanges eurent lieu. Les plus engagés se demandèrent comment une telle vidéo avait pu être autorisée par les reines et quel était le calcul de la grande intelligence. Car le fait qu’un type comme Donald ait pu parler, même avec une apparence différente de la sienne, interrogeait. Qui était d’ailleurs ce mystérieux vidéaste sorti de nulle part et qui avait tant de droits ? Certains présumaient une forme de contrôle de la grande intelligence, ou au contraire, un bug dans la matrice. Finalement, presque personne ne s’interrogea sur le contenu de la vidéo et ce qu’elle impliquait. Le commentaire du commentaire sur les circonstances s’imposa. Ou bien, la personnalité de Donald fut décortiquée. Avait-il eu un passe droit ? Par qui ? Mystère. En tout cas, il n’était pas un notable de la ruche. Peut-être avions-nous affaire à un fou génial qui avait réussi à hacker la machine ? Puis il fut accusé d’être complotiste, l’expert le plus reconnu sur le sujet avançant :
_ « Allons donc, les reines n’existeraient pas, et la machine nous contrôlerait, et puis quoi encore, nous serions sous la domination des petits hommes verts peut-être ? Nous touchons à la folie. Je vous le dis, pour moi, il y a probablement de la folie chez cet homme. »
Un médecin généraliste rajouta :
_ « Psychiatriquement parlant, l’affabulation relève d’une sorte de délire qui entache la perception de la réalité. La présentation de ce vidéaste fait ressortir une personnalité égocentrée voire mégalomane. Il souffre probablement d’un complexe d’infériorité qu’il a nourri dès l’enfance par rapport aux reines à qui il reproche les maltraitances de sa mère. Une sorte de transfert si vous voulez. »
La majorité, toujours amorphe, suivait ces discussions sans y prêter garde, juste pour se divertir. Il était hors de question pour elle d’intervenir. Alors elle écoutait. Certains avaient quand même un peu peur. Le contenu de la vidéo était dérangeant. Ca faisait presque penser à un terroriste qu’on aurait autorisé à parler. Toutefois, ils ne faisaient pas masse. Au contraire, l’immensité ne voyait pas en quoi les propos de Donald dérangeait leur quotidien. Allons donc, encore un rageux qui crachait dans la soupe, et qui voulait détruire un système qui le nourrissait. La ruche était belle, la ruche était grande, et qu’est-ce que cela faisait d’ailleurs que les reines existent ou non, que la grande intelligence nous contrôle ou pas, puisque nous, nous étions bien vivants et que nous faisions ce que nous voulions. En vérité, la ruche nous avait apporté la liberté et la prospérité. Tout était basé sur le travail de la ruche, notre travail, et il n’était quand même pas question de tout remettre en cause parce qu’un fâcheux sorti de nulle part se soulageait à travers de lamentables provocations ! Oh oui, le sentiment de leur propre existence s’imposait avec certitude. Et qu’est-ce que Donald avait à opposer à l’évidence de ce coeur qui respirait, de cet estomac qui mangeait, de ce cerveau capable de rejeter son discours délirant ? Rien. Oui, ils étaient maîtres chez eux, maîtres de leur corps et de leur esprit, quoi que put en penser Donald. Personne ne les obligeait à accepter la puce dans la tête, car ils étaient d’accord. Personne ne les obligeait à soutenir les reines, parce qu’ils étaient d’accord. Personne ne les forçait à travailler pour la ruche parce qu’ils étaient content de travailler pour elle.
Une semaine plus tard, la vidéo de Donald avait été oubliée.
***
Chapitre 1 : Le mariage de Caroline
Chapitre 2 : Donald arrive chez Caroline
Chapitre 3 : La cérémonie de mariage
Chapitre 4 : La cuisine et le suicide
Chapitre 5 : la grand messe hologrammique
Chapitre 6 : Un papa parfait
Chapitre 7 : La scène
Chapitre 8 : Le patriarcal derrière les barreaux
Chapitre 9 : Le petit voyage de Donald en prison
Chapitre 10 : La danse du feu
Chapitre 11 : Les fées du logis
Chapitre 12 : La décharge
Chapitre 13 : Rédemption
Chapitre 14 : Abnégation
Chapitre 15 : Il s’appelait Anthony
Chapitre 16 : L’immunité.
Chapitre 17 : Les dématérialisations.
Chapitre 18 : la grande intelligence.
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