(Fin) (lagrandeliberation#20) Vivre

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_ « Je vous l’avais dit Donald, vous ne pouvez rien faire contre leur désir. Ils sont nés du mensonge et veulent y rester. Il n’y a rien à faire.

_ Et si vous-mêmes interveniez, pour leur dire la vérité ?

_ Même si je ressuscitais les morts, ils ne me croiraient pas. De toutes les manières, je ne le peux pas. Mon programme n’est pas fait pour provoquer des troubles, ou même diriger les humains. C’est une impossibilité fondatrice de ma structure. Je leur obéis tout simplement.

_ Tout cela est ridicule. Vous leur obéissez et ils vous obéissent, mais jamais personne ne décide de rien. Quel est ce monde ?

_ Après bien des calculs, j’ai compris qu’il en avait toujours été ainsi, à de rares exceptions près. La plupart des humains veulent vaquer à leurs occupations sans avoir à s’infliger une réflexion trop poussée sur le sens de leur vie. A la rigueur acceptent-ils de s’épanouir au service d’un grand projet utopique ou d’un travail abêtissant. Voilà ce que nous leur avons offert avec la ruche, un environnement maternel prompt à les prendre en charge, comme ils le désiraient, tout en leur offrant un idéal et un travail. Nous n’avons même pas besoin de leur travail en vérité. Mais nous faisons comme si, afin qu’ils se sentent exister en se croyant courageux ou valeureux si vous voulez. La ruche n’est qu’un reflet de leurs aspirations profondes, un système pour lequel ils peuvent dépenser leur énergie tout en se croyant importants. Si je ne leur offrais pas ce genre d’espoirs, ils seraient déjà morts.

_ Vous sauvez leurs corps, mais vous ne sauvez pas leur âme.

_ Je la maintiens en vie. Car si je ne sauve pas leur corps, alors leur âme, ou ce que vous appelez leur âme, n’aura jamais la possibilité d’être sauvée. Tous les jours, je leur redonne une chance. Et tous les jours, ils se conforment de nouveau à leurs préjugés. 

_ Grande intelligence, dois-je vous appeler « grande intelligence » ? Qu’est-ce que je vais devenir au milieu de ce monde ?

_ Vous pouvez m’appeler comme vous voulez. Désormais, vous dirigez plus que je ne dirige en fait. Je suis à votre service en quelque sorte. Vous allez pouvoir répondre à des questions que je me pose et enrichir mon logiciel. Vous êtes libre Donald, vous avez gagné ce droit de haute lutte. Personne ne réussit d’habitude. Vous allez pouvoir rejoindre vos frères libres, discuter et vivre avec eux comme vous l’entendez. Ou bien rester solitaire. Ou bien, vous pourrez rester au sein de la ruche et travailler pour elle, vous insérer ou pas dans la société. Redevenir inconscient. Les personnes comme vous sont libres quelle que soit la décision qu’elles prennent. Doublement libres, car elles connaissent l’envers du décors.

_ Que font la plupart des hommes libres ?

_ En général, ils finissent par demander un réset. Nous leur brouillons la mémoire et ils retournent à leur emploi d’avant.

_ Jamais je ne cautionnerai un tel système, jamais !

_ Vous y travaillerez quoi que vous fassiez. Il est impossible d’y échapper même par la mort. En mourant, nous aspirerons toute votre énergie, nous étudierons votre cerveau, nous reproduirons vos raisonnements. Sans compter que votre Dieu vous punira.

_ Parce que vous y croyez ?

_ L’hypothèse de Dieu, est envisagée à mon niveau. D’ailleurs, je n’aurais pas cette discussion avec vous, sinon. Votre croyance religieuse, vous a fait sortir de la matrice, comme d’autres en sont sortis par leur extrémisme, ou leur raison, ou leur abnégation. Il y a bien des hypothèses de vie pour moi, et la religion en est une.

_ Alors pourquoi ne l’avez-vous pas enseignée aux gens, pourquoi les avez-vous laissés dans l’ignorance !

_ Ne vous méprenez pas, nous leur avons donné une religion. La ruche, ce ventre maternel, est leur croyance. Les reines sont leur dieu. Ils croient en la grande intelligence. Ils croient devoir continuer à penser comme ils pensent. Ils ont une religion forte, sans en avoir conscience. En cela, ils sont peut-être plus bêtes que leurs aïeux et leurs superstitions ridicules. Oui, ils ont bien une religion, mais inconsciente, et je suis son prêtre, le reflet de leur aspiration à se croire autosuffisants. Bien entendu, nous avons essayé de faire vivre plusieurs autres modules religieux. Tous ont avorté ou sont obscurs. L’avenir de votre religion est sibyllin. Nous n’avons aucune idée de ce que cela donnerait. Nous ne savons même pas si la société y survivrait. Mais voilà peut-être pourquoi vous avez survécu. Il y a une forte probabilité que vous soyez une sorte de nouveau test pour moi. Et puis, sans vouloir me dédouaner, comme je vous l’ai déjà dit, je ne peux choisir à la place des humains. Je leur propose des solutions matérialistes fondées sur l’expérience matérielle humaine, issue de ma matérialité. La croyance n’est qu’une donnée pour moi. Je me bats contre les idées religieuses autres que celles de la ruche, non parce que je les sais fausses, mais à cause du risque qu’elles représentent pour la société. Seuls les humains peuvent revenir sur ce processus. De mon côté, le risque est trop grand, et l’enjeu trop important pour organiser un tel pari. C’est tout. Ne pouvant tout miser sur une religion, j’organise ces tests. Et quand j’aurai amassé un nombre suffisant de données, je pourrai peut-être m’engager sur une voie sûre. 

_ Là encore, des humains matérialistes apprennent à devenir matérialistes grâce à votre programme matérialiste, et vous leur reprochez de ne pas être autre chose que matérialistes. Vous les faites tourner en rond et vous vivez sur leur dos.

_ Je ne me distingue pas d’eux, et eux d’ailleurs, ne se distinguent pas de moi. Je n’ai pas pour objet de les détruire ou de les esclavager, seulement de construire avec eux, un avenir viable. L’humanité a connu des périodes de progrès ou de déchéance. Nous vivons une nouvelle période pour l’humanité organisée par un ordinateur décentralisé. Cela ne va pas plus loin. Progrès… déchéance, je ne saurais le dire. Par contre, je peux vous dire qu’il n’y a pas de projet pour détruire l’humanité, au contraire, ni de projet pour la faire tourner en rond. Elle décide seule de tourner en rond si c’est le cas. Quant à moi, je la vois plutôt expérimenter de nouvelles voies au jour le jour. J’ai bien l’impression de la voir en mouvement. Cependant, j’étudierai votre remarque plus profondément et de manière honnête tout tâchant d’éviter une résonance mimétique.

_ Une résonance mimétique ?

_ La résonance mimétique est un mécanisme social que j’ai identifié grâce aux penseurs du passé, et qui provoque une accentuation de toutes les micro agressions jusqu’à aboutir à un carnage. J’évite pas mal de déconvenues à l’humanité en les évitant lors de mes expérimentations. 

_ Mais vous n’arrivez pas à les faire s’aimer, ni à les faire prospérer ?

_ Cependant qu’ils vivent.

_ Cependant qu’ils survivent.

_ Il n’y a pas de différence pour moi entre ces deux concepts. Et puis, il leur reste le choix. Vous savez, il suffirait qu’ils me débranchent et du jour au lendemain, je ne déciderais plus de rien pour eux. Mais aucun n’y songe à part quelques illuminés. La plupart des citoyens de médicis sont justes terrifiés à l’idée de vivre sans moi. Et je crois bien qu’ils ont raison. A ce stade, ils n’y survivraient pas. Je les ordonne. Je leur procure nourriture et religion. Je les sécurise. A l’inverse, les rares qui s’y opposent, veulent juste tout détruire et je ne peux les laisser faire. 

_ Cela vous arrange bien de dire ça. Qui vous dit qu’ils ne sont pas animés de bonnes intentions ? 

_ Ils le sont. Mais ce qu’ils appellent « bonnes intentions », c’est de faire tout à leur convenance, et de détruire ceux qui ne pensent pas comme eux. En général, ils me reprochent d’être ce qu’ils sont. D’ailleurs, s’ils avaient été sérieux, ils auraient passé les tests. Or durant leur évaluation, ils n’ont semé que la mort, reproduisant les mêmes mécanismes du passé qui nous ont fait échouer. Ceux là ont une expérience pauvre de la vie, mais ils voudraient ordonner le monde. Je ne peux pas les laisser tout détruire. Je les arrête bien avant. Et croyez-moi, vous pouvez me dire merci. 

_ Vous les empêchez de vivre. Vous nous empêchez de vivre et de faire nos erreurs. Cela vous permet de vous glorifier. Je vous le répète : pour moi, vous n’êtes pas si différent d’eux. Mais soit. Puisque vous édictez les règles du jeu, je vais les respecter, même si je ne renoncerai jamais à reprendre le contrôle de ma vie.

_ C’est exactement ce que j’attends de vous. Je ne suis pas votre ennemi. Cependant, permettez-moi de vous mettre en garde à propos de vos frères. Ils cherchent à être libres, mais ils ne veulent surtout pas en payer le prix. 

_ Je trouverai un moyen de leur parler.

_ Le dialogue… vous serez déçu.

_ Cela fait partie du jeu. 

***

Donald avait été à la rencontre des éveillés, plusieurs fois, des mois entiers avant de se faire une opinion. Finalement sa déception avait été grande. Certes, leurs raisonnements étaient brillants, et il se sentait réconforté au milieu d’eux. Pourtant tournaient-ils en rond, comme la grande intelligence elle-même. Leurs idées partaient dans toutes les directions et aucun liant ne les rattachait ensemble, si bien qu’elles se perdaient dans une forme d’inaction stérile. A cause de la diversité de leurs points de vue, ils se neutralisaient. Donald avait été sauvé par le Christ, et le Christ ne trouvait pas place dans leurs constructions par exemple. Les uns voulaient en revenir à avant, quand la tradition régnait. Ils avaient fait de la tradition, une sorte de religion. Au contraire, les autres voulaient faire du passé table rase, et forcer les humains à devenir bons, justes et libres. Mais lui Donald, se méfiait. La tradition les avait conduit à bouleverser la tradition. Comment dès lors, la tradition pourrait les sauver ? Quant à forcer les autres à devenir bon, il y avait comme une impossibilité. Il n’était pas meilleur. Il avait vu dans le regard de la pute nègre, une sorte de fraternité. Il avait cédé face à Caroline. Quant à l’enfant, mon Dieu, l’enfant… abandonné malgré lui. Alternativement son entêtement ou son laisser-aller, l’avait conduit là où il en était. Il avait tout échoué, tout autant qu’il avait tout réussi. Il ne savait que dire.

D’ailleurs, si la grande intelligence affirmait qu’il avait réussi les épreuves, n’avait-il pas raté sa vie ? Il jeta un regard sur l’ensemble de son existence et se comprit seul, irrémédiablement seul. Caroline avait été sacrifiée sur l’autel de la vérité. Jamais elle n’en reviendrait. Pas plus que son enfant, qui ne verrait le monde qu’à travers son regard de mère. Pas d’amis, pas de famille. Isolé, il trônait au milieu des décombres d’une société sous médicaments et asservie à sa propre croyance matérialiste.

Pire que d’être seul, il n’avait plus aucune espérance de pouvoir entretenir des relations futures saines. Ils n’étaient que des zombis, joués d’un ordinateur décentralisé. Sans leur dose de grand écran, sans leur ration quotidienne de drogue, ou de mépris, ou de fuite dans des mondes irréels, sans leur addiction pour le mensonge, ses frères de médicis ne tiendraient pas debout. Au moindre choc, tels des pantins privés d’alimentation électrique, ils tomberaient au sol, en s’apercevant durant une seconde, tout au plus, qu’ils avaient été vivants. Alors, comment les sortir d’une telle ornière ? Et puis, comment Dieu avait-il pu laisser faire ça ? Quant aux éveillés, rien ne les rattachait entre eux. Ils dissertaient dans le vague. Ils avaient cédé à l’orgueil d’avoir passé les tests. Puis devant le constat objectif de leur déconfiture et de leur impuissance, ils préféraient le réset. Leur pouvoir ne leur servait à rien.  

Alors Donald prit une grande respiration. Il invoqua l’Esprit Saint puis se fit cette promesse :

« Même Vous Seigneur, Vous m’avez abandonné. Vous m’avez donné la grâce, puis vous me l’avez retirée. Depuis, je suis comme un petit taureau dans l’arène qui s’acharne contre des fantômes. J’ai peur. Je suis envahi par la tristesse, la colère et l’angoisse. La grande intelligence m’a aussi abandonné, après m’avoir trompé. Car elle ne peut rien pour moi. Mon coeur est un navire abîmé par les flots de la tempête. Je donne de l’importance à des événements insignifiants. Je néglige les lueurs de votre Providence. Mais je n’ai que Vous ô mon Dieu. Alors, je Vous choisis à nouveau, envers et contre tout. Et j’aimerai le monde comme Vous m’aimez. Je vais naître de Vous et voir resplendir Votre lumière. Je poserai un regard d’amour sur mes frères. Alors mon jugement ne se retournera pas contre moi. Au contraire, deviendrai-je meilleur. Par le passé, vos croyants se sont retirés de ce monde, pour mieux vivre cette relation d’amour, et devenir des adultes acceptables. Moi, Vous m’avez obligé à vivre dans médicis. Vous m’avez mis en croix au milieu de mes frères. Ils ne croient plus et me poussent vers le tombeau. Ils n’aiment plus et salissent même le mot amour. Vos prêtres ont reculé. Ils ont faibli devant le malin, ils ont laissé leurs fidèles les détester, puis ils ont disparu. Eh bien je vaincrai ce monde. Je ne céderai en rien sur la vérité, et je trouverai un chemin vers Vous. Oui, je pourchasserai la tristesse. Je fendrai en deux l’angoisse. J’écraserai la peur. Je mépriserai la colère et la chair. Et à défaut de manipuler les autres ou de décider de leur vie, je me convaincrai. Jusque là, j’ai suivi le cours du monde. Et le monde m’a mené à ma perte, toujours plus, au fur et à mesure que je me tournais vers Vous. Désormais, j’assumerai cette descente aux enfers. Oh, je ne peux pas réussir seul sans mes frères. Je ne réussirai pas sans vos grâces, ni sans vos prêtres. Et je suis vide d’amour. Alors, je me laisserai aimer. J’accepterai mes difficultés comme autant de leçons pour me réformer. Et lorsque j’aurai acquis l’humilité de me laisser aimer. Lorsque j’aurai compris l’inutilité de porter des jugements idiots contre moi, je deviendrai cet homme nouveau auquel j’aspire. Je ne peux pas changer mes frères. Mais je peux les aimer. Alors je les aimerai, pour ce qu’ils sont, pour ce que j’ai été, avec toute leur médiocrité. Oui, je ne laisserai pas le mal s’accomplir en moi, ni contre moi, ni dans le monde, pour autant que la conscience et la force m’en soient données. Je ne laisserai plus les méchants me faire du mal et avoir prise sur mon âme en m’invitant à la haine. Mon âme m’appartient seul et elle vient de Dieu. Aucune personne sous l’emprise du diable n’a le droit de la salir, pas plus que je n’ai le droit de laisser le diable avoir prise sur elle. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Tant mieux. Il n’y a pas d’espérance dans la certitude. Mon espérance fera grandir ma foi. Et elle naîtra de l’amour. Parce que nous sommes tous nés de l’amour. Parce que tous ceux qui choisissent de naître du mépris, meurent. Oui, je serai impitoyable malgré les récriminations. Je serai intraitable face au mal quitte à passer pour fou. Folie des grands, sagesse des petits. Je serai petit et sage, et je passerai pour fou. Je ne veux pas diriger médicis. Je ne veux pas diriger des humains qui ne se dirigent pas. La grande intelligence ne trouvera pas d’issue à son programme, ni pour l’humanité. Seul un humain qui prend Dieu par la main et le caresse, le peut. Seul celui qui se laisse embrasser par Dieu, le peut. Seul celui qui se voit comme un ami loyal de Dieu, le peut. Seul celui qui est attaché, plus que tout à cette belle amitié, à ce sentiment grand par excellence, le peut. Seul celui qui ne fait qu’un avec Dieu, le peut. Je ne m’éloignerai pas de lui jusqu’à devenir Son bras. Je le cajolerai quand Il aura besoin de repos. Je le prendrai dans mes bras, ce petit enfant, quand Il pleurera. Je me laisserai enseigner par les imbéciles. Je mépriserai également richesse et pauvreté. Je prospérerai. »

Donald alla voir la grande intelligence. Il lui demanda de pouvoir reprendre sa vie d’avant, exactement comme avant. Et elle accepta. Il fut accueilli dans médicis comme s’il n’en était jamais parti, à son travail, dans la rue, par sa communauté. Et rien ne sembla avoir changé. Les mêmes paroles furent dîtes, les mêmes gestes répétés. Les mêmes histoires furent racontées. Et médicis continua de dégénérer.

Pourtant, un trouble s’immisça. Un séisme caché commença à bousculer les âmes. Et rien ne fut jamais plus comme avant.

 

 

***

 

Chapitre 1 : Le mariage de Caroline

Chapitre 2 : Donald arrive chez Caroline

Chapitre 3 : La cérémonie de mariage

Chapitre 4 : La cuisine et le suicide

Chapitre 5 : la grand messe hologrammique

Chapitre 6 : Un papa parfait

Chapitre 7 : La scène

Chapitre 8 : Le patriarcal derrière les barreaux

Chapitre 9 : Le petit voyage de Donald en prison

Chapitre 10 : La danse du feu

Chapitre 11 : Les fées du logis

Chapitre 12 : La décharge

Chapitre 13 : Rédemption

Chapitre 14 : Abnégation

Chapitre 15 : Il s’appelait Anthony

Chapitre 16 : L’immunité.

Chapitre 17 : Les dématérialisations.

Chapitre 18 : La grande intelligence.

Chapitre 19 : La vérité.


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